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Deux modèles de pensée imprègnent notre perception de la psychothérapie. L’un est issu de la médecine contemporaine et de la psychiatrie, l’autre de la psychanalyse. Ces deux modèles conduisent à un certain nombre d’idées reçues concernant la pratique thérapeutique. Cet article tente d’apporter une clarification concernant quatre d’entre elles.
Se faire aider pour une souffrance psychologique relève souvent du parcours du combattant. D’abord parce que l’offre de soins est pléthorique. Il devient ainsi difficile de s’y retrouver dans les différentes spécialités et appellations. Mais aussi et surtout parce que de nombreuses fausses croyances alimentent une perception erronée de la psychothérapie telle que la pratiquent à l’heure actuelle la majorité des thérapeutes ayant reçu une formation universitaire, à savoir les psychologues.
Les deux modèles historiques de la psychopathologie
Il me semble que les idées reçues concernant la psychothérapie proviennent essentiellement de deux modèles de la psychopathologie et du soin extrêmement prégnants dans notre société. Ces deux modèles biaisent notre manière de penser la thérapie.
Le premier est le modèle médical. Il s’est développée comme modèle scientifique au XIXe siècle, sous l’impulsion de Claude Bernard et a donné naissance à la psychiatrie moderne. C’est un modèle fixiste, qui découpe la souffrance psychique en catégories et décrit une symptomatologie de cette souffrance. Il utilise la causalité comme mode d’explication, à l’instar de n’importe quelle autre maladie. Le DSM (Diagnostic and Statistical Manual of mental disorders) est l’ouvrage de référence de ce modèle.
Le second est le modèle psychanalytique. Pseudoscience issue de l’imaginaire d’un seul homme, la psychanalyse interprète la souffrance psychologique comme le résultat de conflits psychiques et de désirs refoulés. Ses concepts fantaisistes prêtent à sourire au regard des connaissances actuelles de la psychologie moderne et des découvertes concernant le fonctionnement cérébral. C’est pourquoi la psychanalyse a été abandonnée dans la plupart des pays. Ce au profit de pratiques thérapeutiques arrimées à la recherche scientifique en cours. La France fait néanmoins exception. En effet, les dogmes de la psychanalyse restent encore à ce jour enseignés dans certains départements de psychologie des universités françaises.
Quelles idées reçues concernant la psychothérapie suscitent ces deux modèles ?
Idée reçue n°1 : Une psychothérapie efficace doit faire un travail « en profondeur »
On doit à Eugen Bleuler deux inventions. D’une part le concept de schizophrénie, de l’autre l’expression « psychologie des profondeurs ». Au début du XXe siècle, ce psychiatre suisse appelait ainsi de ses vœux une psychologie qui ferait la part belle à l’inconscient dans son appréhension du psychisme humain et des troubles mentaux. Freud a nourri une riche correspondance avec Bleuler. Il s’est emparé de cette expression et lui a donné la fortune qu’on connait. Depuis, elle est devenue l’étendard des divers courants psychanalytiques.
Le mythe de la « psychologie des profondeurs »
La psychologie des profondeurs suppose donc l’existence d’un inconscient. A savoir une entité cachée gouvernant en secret l’appareil psychique. Si l’idée d’inconscient est tombée en désuétude dans la recherche en psychologie, la croyance selon laquelle, pour être efficace, une psychothérapie doit opérer un traitement « en profondeur » persiste. Selon cette croyance, les problèmes évoqués par le patient ne seraient que la manifestation superficielle et le symptôme d’un problème plus profond, inconscient. D’un sens caché que la thérapie finirait par faire émerger. C’est la théorie de l’iceberg.
Les psychanalystes ont utilisé cette théorie pour critiquer les thérapies comportementales et cognitives (TCC) ainsi que les thérapies brèves. Ils ont affirmé qu’elles avaient des effets « transitoires ou superficiels » (J.-A. Miller, L’Express, 23/02/2004), et ne traitaient que le symptôme. Ces thérapies conduiraient selon eux, de manière inexorable, à la rechute ou au déplacement de ces symptômes.
Heureusement les faits contredisent souvent les fausses croyances. Des milliers d’études scientifiques montrent en effet depuis une quarantaine d’années l’efficacité à long terme des thérapies qualifiées de « superficielles » par les psychanalystes. C’est pourquoi les organismes nationaux de santé publique recommandent ces thérapies en première intention dans la prise en charge de la majorité des troubles psychologiques.
Le bouchon contre l’iceberg
D’autre part, l’opposition entre profondeur et superficialité d’une thérapie n’a pas grand sens en psychologie clinique. La thérapie se donne en effet pour objectif de diminuer la souffrance du patient. Elle vise pour ce faire à introduire un changement durable dans ses comportements ainsi que dans sa perception du monde et de lui-même.
« Le vrai mystère du monde est le visible, non l’invisible »
O. Wilde, Le Portrait de Dorian Gray
C’est pourquoi à la théorie de l’iceberg il faut opposer celle du bouchon. Selon cette théorie, le problème amené par le patient est ce qui provoque sa souffrance et le conduit à consulter. Il constitue alors le seul « problème » à envisager lors de la thérapie. Il faut donc s’intéresser au bouchon, tout le reste n’étant que spéculation et interprétation plus ou moins hasardeuse. Si un patient vient pour un problème d’onychophagie, je dois l’aider à résoudre ce problème qui le fait souffrir. Et non faire l’hypothèse d’un problème sous-jacent, plus « profond », dont l’onychophagie ne serait que le « symptôme » apparent.
L’illusion de la connaissance de soi
Par ailleurs, la possibilité même d’une connaissance « profonde » de nos processus mentaux semble relever de la fiction. En effet, la plupart de ces processus ne sont pas conscients. Ils forment une boite noire à laquelle nous n’avons pas accès. Lorsque nous tentons de comprendre les raisons de nos croyances, nos émotions et nos comportements, nous faisons appel à des théories implicites. Or le rôle principal de ces théories implicites de promouvoir notre « soi » (self) et lui donner une consistance. Ces théories implicites agissent alors comme une validation et une auto-justification de ces croyances, émotions et comportements.
Ainsi, notre motivation à percevoir notre self de la manière la plus positive possible nous conduit à une connaissance trompeuse de nous même. Celle-ci est alimentée par des biais cognitifs. Parmi ceux-ci, nous pouvons citer l’illusion d’objectivité, le biais d’auto-attribution ou le biais de supériorité. Selon ce dernier, par exemple, nous avons tendance à surestimer nos propres capacités et qualités par rapport à celles d’autrui. Ces biais nous conduisent également à nous mentir à nous même, à oublier certains faits ou encore à modifier nos souvenirs afin de maintenir nos croyances et la perception de notre self. La connaissance « profonde » de soi semble donc être une quête vaine, et l’introspection le miroir aux alouettes qui nous donne l’illusion que nous pouvons atteindre cette connaissance (Hansen & Pronin, 2012).
Se connaitre, une demande légitime du patient
Pourtant, le patient peut parfois manifester lui-même une demande d’introspection. « J’aimerais savoir pourquoi je souffre autant », « j’aimerais comprendre pourquoi j’agis ainsi », etc. Celle-ci est tout à fait légitime. Mais vouloir faire de cette question légitime l’objet de la thérapie est une impasse. Cela conduit, comme le souligne Russ Harris, à « une analyse stérile » et « des réflexions sans fin sur le passé ». On risque alors d’assister à une forme de rumination en séance, alimentée de concert par le thérapeute et son patient. Au pire, cette rumination aggravera le problème, au mieux elle ne le fera pas avancer. La connaissance de soi découle au contraire du travail thérapeutique effectué pour aider le patient. Car ce travail fait émerger les ressources du patient et introduit des changements dans ses comportements pour les rendre plus fonctionnels. La connaissance de soi est donc le sous-produit d’une thérapie réussie.
Idée reçue n°2 : une psychothérapie efficace dure longtemps
Cette fausse croyance est un corollaire de la précédente, car un « travail en profondeur » prend du temps. Chacun connaît dans son entourage des personnes restées 10 ans, 20 ans ou plus en analyse. Freud, incapable de guérir ses patients ailleurs que sur la papier, justifiait cette impuissance par un bricolage théorique ad hoc. Il invoquait ainsi la « pulsion de mort », la « résistance » ou le « masochisme primaire » de ses patients. Il justifiait aussi, de cette manière, l’absence de fin d’une analyse.
Aujourd’hui encore, « l’idée persiste qu’un véritable changement thérapeutique exige nécessairement une longue durée » affirme Gorgio Nardone, directeur du Centre de Thérapie systémique et stratégique d’Arezzo. Selon lui, le critère pertinent d’efficacité d’une psychothérapie n’est pas sa durée. Mais plutôt le nombre de séances effectuées et son étalement dans le temps. Cette fréquence doit selon lui s’ajuster au type de problématique et aux progrès thérapeutiques du patient.
La plupart des protocoles thérapeutiques ont une durée brève
En ce qui concerne la vaste panoplie des troubles anxieux qui constituent la majorité des cas de consultation, une dizaine de séance suffit en moyenne pour conduire le patient vers un changement thérapeutique durable. Les TCC de deuxième vague proposent des protocoles thérapeutiques structurés de prise en charge de l’anxiété, des phobies ou du TOC. Pour ces problématiques, le nombre de séances est fixé à l’avance et dépasse rarement la vingtaine. Or, comme l’attestent les milliers d’études consacrées à ces thérapies, dont la plupart sont randomisées avec un groupe de contrôle, non seulement elles sont efficaces, mais leurs effets persistent dans le temps.
Ainsi, par exemple, la psychologue américaine Denise Sloan a mis au point un protocole de traitement du syndrome de stress post-traumatique (PTSD) par exposition utilisant l’écriture (Writing Exposure Therapy). Ce protocole se décompose en 5 séances d’écriture, à raison d’une séance par semaine. Il a montré une efficacité sur le long terme en réduisant les symptômes liés au PTSD et en maintenant les gains jusqu’à 60 semaines après la fin du traitement. Il s’est également avéré comparable dans ses résultats à une intervention de TCC classique, plus longue et parfois plus difficile à mettre en place.
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D’autre part, il me semble utile, d’un point de vue déontologique, de proposer au patient une thérapie qui le sorte le plus rapidement possible de ses difficultés et de sa souffrance. Yves Doutrelugne, qui pratique les thérapies brèves, raconte qu’il a fait inscrire dans la salle d’attente de son cabinet la phrase suivante à l’adresse de ses patients : « je ne vous abandonnerai jamais, si vous faites tout pour me rendre inutile aussi vite que possible ». Il faut cependant faire remarquer que certaines pathologies telles que l’anorexie, les addictions ou les troubles de la personnalité nécessitent un suivi long. Celui-ci n’est pas incompatible avec une thérapie brève. Pour G. Nardone, en effet, ces « psychothérapies brèves à long terme », au cours desquelles le patient sera vu, par exemple, une fois par mois, se montrent parfaitement efficaces.
Les risques d’une thérapie trop longue
L’ allongement artificiel du nombre de séances thérapeutiques soulève par ailleurs plusieurs problèmes. Le premier est le risque de dépendance du patient vis-à-vis de son thérapeute. On voit encore ce phénomène lors de psychanalyses interminables où la séance hebdomadaire est devenue un rituel intégré à la vie du patient. L’objectif thérapeutique est alors perdu depuis longtemps.
« l’idée persiste qu’un véritable changement thérapeutique exige nécessairement une longue durée »
Gorgio Nardone, Thérapie brève à long terme
Le deuxième problème est que plus la thérapie est longue, plus il est difficile de lui imputer l’amélioration du patient. En effet, le nombre d’événements de vie potentiellement source de changement pour le patient augmente avec le temps, ainsi que les chances d’une rémission spontanée. Par conséquent, il devient complètement hasardeux, après plusieurs années, de vouloir attribuer une amélioration de l’état du patient à la thérapie plutôt qu’à ces événements de vie ou à une rémission spontanée.
Fixer une limite à la durée de la thérapie, une question déontologique
Enfin il ne faut pas oublier que le patient paie pour un service thérapeutique. La tentation peut être grande, pour un thérapeute peu scrupuleux voire un charlatan, de chercher à maintenir à tout prix son patient le plus longtemps possible en thérapie afin de s’assurer une rente. Historiquement, Freud et Lacan ont parfaitement assumé ces dérapages, allant jusqu’à les théoriser. En effet, ces deux figures emblématiques de la psychanalyse « n’assigna[ient] pas à l’analyse un but directement thérapeutique » (Baïetto, 2011). S’adressant tous deux à des clients fortunés, ils les aidaient à s’alléger, l’un de leur souffrance, en vain, l’autre de leur fortune, avec une certaine efficacité. La durée limité d’une prise en charge est donc aussi un gage d’honnêteté vis-à-vis du patient.
C’est pourquoi, lors de la première séance, G. Nardone n’hésite pas à promettre à ses patients un arrêt de la thérapie après 10 séances sans résultat. Car cela signifierait, leur dit-il, que leur problème est trop complexe pour qu’il puisse le résoudre. Ce contrat thérapeutique permet au thérapeute d’envisager la possibilité d’un échec et d’en assumer l’entière responsabilité. Cela évite ainsi une inutile fragilisation du patient et peut avoir secondairement un effet de motivation pour la thérapie.
Idée reçue n°3 : Les troubles psychologiques sont causés par des traumatismes psychiques du passé, dont le souvenir a été refoulé
Les travaux de Charcot sur l’hystérie, à la Salpêtrière, l’ont conduit, en 1885, à élaborer la notion de mémoire traumatique refoulée. Selon cette hypothèse, un choc traumatique peut provoquer une dissociation de la conscience qui conduit à un oubli du traumatisme. Le souvenir de l’événement traumatique est alors refoulé. Dans La Fabrique des Folies, l’historien Mikkel Borch-Jacobsen montre comment cette hypothèse, reprise par Janet puis Freud, s’est cristallisée en un véritable dogme jusqu’à devenir un « mythe psychiatrique ».
Le mythe de la mémoire traumatique refoulée
Ce mythe à traversé tout le 20e siècle. Il est encore très présent actuellement. Non seulement dans le grand public, mais également au sein de la justice pénale, dans l’institution psychiatrique sous le vocable de « dissociation traumatique » (DSM V) et chez certains thérapeutes cliniciens. Nombre d’entre eux orientent d’ailleurs encore leur pratique en fonction de ce mythe. Comment? Tout simplement en recherchant de manière systématique une origine traumatique aux troubles psychologiques de leurs patients. Or cette approche en terme de « mémoire traumatique refoulée » est problématique à plus d’un titre.
L’absence de preuve scientifique
Tout d’abord, la théorie de la mémoire traumatique refoulée ou de l’amnésie dissociative n’a jusqu’à présent reçu aucune preuve scientifique. Il y a donc à ce jour aucune raison de la considérer comme valable. On sait par ailleurs que certains patients peuvent développer un syndrome de stress post traumatique durant une thérapie, lorsqu’ils prennent conscience qu’ils ont été sexuellement abusés durant l’enfance. Ces événements étaient accessibles à leur mémoire mais ils ne les jugeaient alors pas comme traumatiques. Il s’agit dans ce cas d’une réinterprétation de souvenirs conscients, qui peut être confondue avec un le rappel d’une mémoire traumatique refoulée. Parfois encore l’événement est oublié. Cela ne veut pas dire qu’il est refoulé, l’oubli faisant partie d’un fonctionnement normal de la mémoire.
La mémoire traumatique se souvient des événements
Ensuite, ce modèle contredit les connaissances actuelles sur la mémoire et en particulier la mémoire traumatique. En effet, les patients souffrant d’un syndrome de stress post-traumatique se souviennent parfaitement de l’événement traumatique. Il semble même, dans le cas d’abus sexuels, que la sévérité des violences soit positivement corrélée à la précision des souvenirs. D’autre part, la résurgence de souvenirs de l’événement traumatique sous forme de pensées intrusives est l’un des principaux symptômes du PTSD. De même que l’évitement des indices mnésiques relatifs à cet événement. Ces deux symptômes supposent que le souvenir de l’événement soit toujours accessible à la mémoire, ce qui contredit la théorie du refoulement.
Le problème de « faux souvenirs »
On sait également, grâce aux travaux pionniers de la psychologue Elisabeth Loftus, qu’il est possible d’implanter de faux souvenirs chez les individus. Il s’agit là d’une caractéristique fascinante de la mémoire autobiographique, qu’il est ainsi possible de modifier par simple suggestion non hypnotique. Plusieurs paradigmes ont été utilisés dans ce but, en laboratoire et de manière contrôlée. Ainsi, après trois entretiens avec suggestion non hyptnotique, 25 % de participants se persuadent que, dans leur enfance, leurs parents les ont, un jour, oublié dans un centre commercial, alors que cet événement n’est jamais arrivé.
« Nous nous focalisons bien trop sur le passé pour qu’il nous aide dans l’avenir, au lieu de jouir du moment présent »
Steven C. Hayes, Un esprit libéré
On devrait donc tenir compte de l’hypothèse d’une possible création de faux souvenirs en thérapie. Particulièrement lorsque le thérapeute est lui-même persuadé de l’existence d’une mémoire traumatique refoulée. Une étude récente a montré que sur environ 200 étudiants suivant une thérapie, 8 % d’entre eux ont été amenés, au cours de cette thérapie, à prendre conscience d’un passé abusif dont ils n’avaient pas souvenir. Or ces étudiants étaient environ 30 fois plus nombreux à se souvenir de ce passé abusif avec un thérapeute leur suggérant la possibilité d’une mémoire traumatique refoulée qu’avec un thérapeute qui ne suggérait pas une telle possibilité. En mai 2017, un thérapeute a été condamné par un tribunal français pour avoir volontairement implanté de faux souvenirs d’abus chez plusieurs de ses patients.
Théorie de la séduction et personnalités multiples: le désastre de la mémoire refoulée
Enfin, cette hypothèse peut avoir des conséquences désastreuses, sur le plan social, pénal et psychologique. Deux événements historiques en témoignent. Le premier est lié la « théorie de la séduction » de Freud, datée de 1895. Celui-ci, persuadé que ses patientes hystériques avaient subi des violences sexuelles de la part de leur père, cherchait par tous les moyens à leur faire retrouver le souvenir de ces abus. Au fil de la thérapie, ses patientes retrouvaient effectivement le souvenir des violences vécues. Or des travaux historiques ont montré que ces récits avait été suggérés par Freud lui-même jusqu’à devenir une réalité pour les patientes. Devant l’absence d’amélioration de ses patientes et comprenant le piège dans lequel il s’était fourvoyé, Freud a fait marche arrière et abandonné sa théorie de la séduction deux années plus tard.
Le même phénomène s’est reproduit aux États-Unis au milieu des années 70. Une étrange épidémie de personnalités multiples s’est alors répandue. En thérapie, ces patients étaient mis sous hypnose afin de leur faire revivre les traumatismes censés être à l’origine de leur problème. Quasiment tous les patients rapportaient alors avoir subi des sévices physiques et sexuels dans leur enfance, parfois liés à des pratiques sataniques. Il s’ensuivit une vague de procès contre des parents, des éducateurs et des pasteurs soupçonnés d’avoir commis ces actes horribles. Mais la création d’une association de défense des parents, la False Memory Foundation, a permis de diligenter des enquêtes minutieuses. Celles-ci ont remis en cause les témoignages des « victimes » d’abus et démontré l’absence de preuves tangibles de la part des thérapeutes. Ces derniers ont alors été à leur tour traînés devant les tribunaux par les pseudo-victimes et inculpés pour faute professionnelle.
Les événements aversifs de l’enfance comme facteurs de risque
Faut-il en conclure qu’il n’y a pas de lien entre des abus subis dans l’enfance et des troubles psychologiques à l’age adulte ? Non, bien évidemment, mais il faut raisonner correctement. Des études montrent en effet que les individus ayant subi des événements aversifs (violence physique, sexuelle, etc.) durant leur enfance ont plus de chance de développer à l’age adulte des pathologies telles qu’anxiété, dépression, troubles du sommeil et autres. Ces événements aversifs sont donc des facteurs de risque. Ils augmentent la probabilité d’apparition des troubles chez l’adulte. Mais cela ne signifie aucunement qu’ils causeront à coup sûr des troubles chez l’adulte. Non plus qu’ils sont la cause des troubles observés chez un patient qui vient en thérapie. Encore moins qu’un trouble chez l’adulte doive systématiquement supposer l’existence d’un événement aversif dans l’enfance.
Ainsi, si un patient vient pour un problème d’onychophagie et que l’anamnèse nous apprend que sa mère est décédée brutalement lorsqu’il avait 5 ans, il n’y a aucune raison logique de tracer a priori un lien entre ces deux faits, sauf à être victime d’une illusion de causalité. Cette propension à vouloir trouver une cause là où il n’y en a pas est d’ailleurs à l’origine d’une des principales idées reçues concernant la psychothérapie.
Idée reçue n°4: il faut connaître la cause d’un problème psychologique pour pouvoir le résoudre
Le cerveau humain est calibré pour résoudre des problème. Pour ce faire, il cherche à établir des relations de cause à effet entre les événements afin de trouver une explication à un problème donné. C’est ainsi que la médecine moderne a pu progresser et donner naissance à la bactériologie. En effet, l’identification par Robert Koch du bacille responsable de la tuberculose en 1882 a joué un rôle majeur dans la compréhension de cette maladie. Enfin on en trouvait la cause ! Cette vision médicale moderne, consistant à identifier les symptômes d’une maladie et à déterminer leur cause commune a également imprégné la psychiatrie dans son développement historique, jusqu’à aujourd’hui.
C’est pourquoi la croyance selon laquelle il faut trouver la cause d’un problème psychologique pour pouvoir le résoudre persiste, aussi bien chez le non spécialiste que dans le corps médical. La sortie en 2013 de la cinquième version du DSM par l’APA (American Association of Psychiatry) en est une parfaite illustration. L’ouvrage se présente comme un catalogue des troubles mentaux et fournit la liste des symptômes qui permettent de les identifier. Il a été vertement critiqué à sa sortie, à juste titre, sur de nombreux points. L’une de ces critiques portait en particulier sur le modèle causal qu’il propose. Car celui-ci va à l’encontre des connaissances actuelles en psychologie.
On ne connait pas la cause des troubles psychologiques
Quelle est la cause d’un TOC, d’une dépression, de l’anorexie ou d’un état de stress post traumatique ? On ne sait pas. On connaît des facteurs de prédisposition de ces troubles mais on ne connaît pas leur cause. Car les lois de la formation des troubles psychologiques ne répondent pas à la causalité linéaire de la science médicale ou de la science tout court. En psychologie, une même cause ne produit pas toujours les mêmes effets. Et un même effet peut être produit par des causes différentes. Ainsi, deux personnes peuvent avoir vécu le même accident de voiture. Mais l’une développera un syndrome de stress post-traumatique et pas l’autre.
La dépression selon le DSM
Prenons l’exemple de la dépression. D’après le DSM, la dépression majeure peut être diagnostiquée par la présence chez le patient de 5 symptômes parmi 9, dont deux nécessaires, ensembles ou séparément. D’après ce modèle causal, les symptômes observés (tristesse, anhédonie, troubles du sommeil, etc.) seraient la manifestation d’une maladie appelée dépression. La dépression serait donc la cause des symptômes. Or cette conception se heurte à de nombreux problèmes.
Tout d’abord, il conduit à une symptomatologie fortement hétérogène. Il y aurait ainsi 14528 manières différentes d’être dépressif d’après le DSM-V (Monestes & Baeyens, 2012). Ensuite, ces symptômes ne sont pas spécifiques à la dépression. On retrouve en effet la majorité d’entre eux dans la description des troubles anxieux. Ensuite, tous ces symptômes n’ont pas le même impact. La souffrance qu’ils engendrent chez les patients dépend du type de symptôme considéré et varie d’un patient à l’autre. Enfin, aucun marqueur biologique de la dépression n’a jusqu’à présent été identifié. Doit-on alors considérer que la dépression a une cause organique pour l’instant inconnue ? Ou bien qu’elle est sa propre cause ? Ou bien que le mot « dépression » n’est qu’une étiquette placée sur un ensemble de symptômes plus ou moins hétérogènes et plus ou moins corrélés entre eux, dont on ne connait pas l’origine?
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Il semble clair en tout cas que le modèle causal médical de la dépression est insuffisant, car il pose plus de questions qu’il n’en résout. C’est sans doute pourquoi sa médicalisation grâce aux antidépresseurs n’est pas plus efficace qu’un placebo dans la majorité des cas. C’est aussi la raison pour laquelle le modèle causal et symptomatologique est abandonné dans la recherche en psychologie clinique, au profit de d’approches contextuelles ou processuelles. Les premières mettent l’accent sur l’interaction entre l’individu et son environnement. Les secondes s’intéressent aux processus psychologiques dont l’activation engendre et maintient les symptômes émotionnels et comportementaux décrits dans le trouble.
La position du joueur d’échecs: pas besoin de connaitre les causes
Les psychothérapies récentes se sont par conséquent affranchies de l’approche causale en faisant de la recherche des causes de la souffrance du patient un problème subalterne. Par conséquent, la question essentielle de la psychothérapie n’est plus le « pourquoi ? » de cette souffrance, mais le « comment ? ». Le thérapeute se trouve alors dans la position d’un joueur d’échecs devant une partie commencée. Pour un joueur expérimenté, peu importe en effet les causes qui ont abouti à la position présente des pièces sur l’échiquier. Il n’a pas besoin de cette connaissance pour jouer le meilleur coup possible. C’est uniquement l’observation de la disposition des pièces et de leur interaction les unes par rapport aux autres qui lui permettra de jouer efficacement. Il en est de même en thérapie.
C’est aussi pourquoi le psychothérapeute ne cherche pas à faire un diagnostique, mais plutôt une analyse fonctionnelle. Celle-ci répond aux questions suivantes : comment les difficultés du patient se manifestent ? En quoi constituent-elles un problème pour lui ? Quels sont les facteurs qui les maintiennent ? Le patient a-t-il connu des exceptions à ses difficultés, etc. ? Il s’agit donc pour le thérapeute et son patient de comprendre comment le problème fonctionne dans le moment présent et affecte la vie quotidienne du patient, sur le plan cognitif, émotionnel et comportemental, en faisant le moins possible appel à un déterminisme et une causalité.
Conclusion: sortir des pièges psychologiques
Les troubles psychologiques ne sont pas des maladies. Comme le répète Gorgio Nardone, « il existe autant de troubles psychologiques que nous sommes capables d’en inventer » et l’être humain est extrêmement doué pour construire ses propres « pièges psychologiques ». Parce qu’il cherche à contrôler ses sensations corporelles, à éviter des émotions désagréables, qu’il obéit de manière trop rigide à des comportements automatisés, des pensées, des règles ou des apprentissages passés. Une pensée intrusive, une phobie, une anxiété, un TOC ne sont pas « pathologiques » en soi. Ils deviennent sources de détresse lorsqu’ils prennent une place si importante dans la vie de l’individu qu’ils le conduisent à renoncer à ses aspirations, à ses valeurs et tout ce qui d’ordinaire enrichit sa vie.
« Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les jugements qu’ils portent sur les choses »
Epictète, Manuel
La psychothérapie peut alors être une aide pour sortir de ces pièges psychologiques. Loin des idées reçues véhiculées par la psychanalyse et la médecine, les psychothérapies actuelles (ACT, thérapie orientée solution, thérapie brève systémique et stratégique, etc.) ont montré leur efficacité à amorcer chez les patients un changement durable et fonctionnel, leur permettant de reprendre le contrôle d’une vie riche et pleine de sens.
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