Le « paradoxe de la viande » : la dissonance cognitive dans l’assiette

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La condition animale est devenue une question de société à part entière. Cela ne va pas sans mal. Car si nous n’aimons pas faire souffrir les animaux, nous continuons à les mettre dans notre assiette. Les psychologues ont nommé « paradoxe de la viande » cette contradiction. Le cerveau humain étant bien fait, il met en œuvre des stratégies cognitives nous permettant à la fois de conserver nos habitudes de mangeur de viande et de penser… un peu, au sort des animaux.

L’Indonésie se visite à vélomoteur. C’est dans un petit village au sud du lac Toba, sur l’île de Sumatra, que me conduisit le mien, pour une pause déjeuner. Au menu d’un minuscule restaurant, je me laissai tenter par un plat que je trouvai particulièrement appétissant. La tenancière à l’accent rustique eut l’amabilité de me le traduire en anglais. « Duck », me dit-elle.

Le canard de Sumatra : normes sociales et gastronomie

Quelques instants plus tard, je plantai ma fourchette dans de délicieux morceaux de canard, peinant à imaginer le volatile dans ces latitudes humides. Est-il élevé ? chassé ? Plongé dans ces réflexions, j’observais l’homme assis en face de moi. Il me regardait en souriant. « Anjing » lâcha-t-il soudain. Je n’étais pas sûr d’avoir bien compris et lui demandai de répéter. « Anjing » répéta-t-il. « Anjing ? ». Il me fit oui de la tête. Pris d’une violente nausée, je repoussai mon assiette, me levai, saluai l’homme promptement et remontai sur l’engin à moteur avec la seule envie de fuir cet endroit au plus vite.

Comment avais-je pu entendre « duck » alors que la serveuse me disait « dog » ? Ce jour-là, je compris ce que pourrait ressentir un musulman obligé de manger du porc. Ou un hindou de la vache. Mais aussi, pourquoi un indien Yucana d’Amazonie se régale avec un bol de huahuaru, ces larves de hannetons qui vivent dans les palmiers. Les goûts et les dégoûts alimentaires sont culturels. Ils sont forgés par les normes sociales au contact desquelles nous grandissons.

Nous aimons les canards et nous les mangeons, c'est le paradoxe de la viande
Canards sauvages, image Pixabay

Si les normes sociales conditionnent nos préférences alimentaires, elles peuvent également nous jouer des tours et conduire à des comportements problématiques au sein d’une même culture. Ainsi en est-il lorsque ces normes entrent en contradiction avec nos valeurs morales. La consommation de viande dans nos sociétés constitue le parfait exemple d’une telle contradiction.

Le paradoxe de la viande : nous aimons les animaux et pourtant nous les mangeons

En effet, la majorité d’entre nous consomme de la viande. Par plaisir, et parce que c’est une excellente source de protéines. Ainsi, 97 % des Français et ont un régime carné. Pourtant, la majorité d’entre nous se soucie également du bien-être animal, au moins a minima. Nous ne désirons pas voir souffrir les animaux et cette souffrance suscite chez nous de l’empathie. Or, notre consommation de viande implique inévitablement que des animaux endurent une certaine dose de souffrance et soient tués avant d’arriver dans notre assiette. C’est ainsi qu’en France, on abat environ 1,1 milliards d’animaux terrestres pour notre consommation annuelle de viande. Les psychologues ont donné un nom à ce paradoxe, le « paradoxe de la viande » (meat paradox).

L’intelligence et la sensibilité des animaux

Ce paradoxe est d’autant plus saillant que notre préoccupation à l’égard de la condition animale grandit. Il est loin le temps où Malebranche pouvait affirmer sans choquer « ça crie mais ça ne sent pas », en envoyant balader son chien d’un coup de pied pour convaincre son auditoire du bien-fondé de la démonstration. L’éthologie cognitive et la biologie ont depuis longtemps mis au placard la notion cartésienne « d’animal-machine ». Ces disciplines nous offrent l’image d’un animal doué de sensibilité, de capacités cognitives, de mémoire, d’affection et d’empathie. D’un animal qui se comporte comme un individu à part entière, capable de préférences, d’un intérêt pour le jeu et même de culture.

A lire: Contagion émotionnelle et empathie, les mécanismes neurocognitifs en jeu

Ainsi, le poisson-archer peut distinguer et reconnaître des visages humains. Les corbeaux et les poulpes excellent dans l’utilisation d’outils. Les abeilles comprennent les relations d’ordre ainsi que la notion mathématique de zéro. Une mère macaque pleure la mort de son petit et manifeste des symptômes dépressifs. La recherche scientifique ne cesse de confirmer l’intelligence et la sensibilité des animaux et contribue sans doute à accroître notre considération à leur égard.

La souffrance animale de plus en plus questionnée

Cette évolution des normes sociales à l’égard des animaux a également été la conséquence du militantisme d’un petit nombre d’individus. Avec courage, ils ont mis les souffrances animales sous le feu des projecteurs.

Poule
Le poulpe a des capacités cognitives surprenantes

Qu’il s’agisse des animaux d’élevage, des animaux destinés à l’expérimentation ou encore au divertissement dans les zoos, la corrida ou les cirques, de nombreuses activités humaines génèrent en effet une souffrance animale, souvent invisible. En France, par exemple, l’association L214 s’emploie depuis plusieurs années à montrer les conditions d’élevage et d’abattage atroces des animaux d’élevage.

« […] quels motifs firent autrefois agir l’homme qui, le premier, [….] osa toucher de ses lèvres la chair d’une bête morte, servit à sa table des corps morts, […] et fit de la viande et sa nourriture de membres d’animaux qui peu auparavant, bêlaient, mugissaient, marchaient et voyaient ? »

Plutarque, Manger la chair, Traité sur les animaux

Enfin, l’entrée en scène de la question animale dans le champ de la réflexion philosophique, politique et juridique n’est pas récente. Il y a plus de deux mille ans déjà, les pythagoriciens prônaient le végétarisme. Les écrits d’Empédocle, de Plutarque, d’Ovide ou de Porphyre témoignent également de l’horreur suscitée par la consommation d’animaux morts.

La contagion émotionnelle chez les cochons (Reimert et al., 2017)

« Des paires de cochons ont été conduits dans une salle de test où les retrouvaient d’autres porcs, dits naïfs. Au préalable, chaque membre de la paire avait subi soit un traitement positif – enclos avec litière de tourbe et paille ainsi que friandises (raisins secs, chocolat) -, soit un traitement négatif d’isolement social. Les chercheurs ont alors observé que les animaux bien soignés jouaient et remuaient la queue. Tandis que ceux qui avaient été négligés étaient en alerte, urinaient et déféquaient plus fréquemment. Il est également apparu que leurs comportements affectaient leurs congénères naïfs par contagion émotionnelle. Et dans le cas du traitement négatif – qui impactait plus fortement les autres cochons -, l’effet de stress se prolongeait après la fin de l’expérience ». (D’après: L’empathie, un sentiment très animal, Sciences et Avenir, 11/03/2018)

Aujourd’hui, les mouvements végans, antispécistes, le parti animaliste en France, des projets de lois visant la protection des animaux ainsi que la reconnaissance dans le droit civil de leur sensibilité, concourent à ce changement de paradigme. Il devient ainsi de plus en plus difficile d’ignorer que certains animaux souffrent et meurent dans le seul but de remplir nos assiettes.

Le paradoxe de la viande se manifeste par un état de dissonance cognitive

Alors pourquoi continuons-nous à manger des animaux ? Comment parvenons-nous à concilier notre refus de les voir souffrir avec notre appétit pour la viande ? Sur le plan psychologique, le paradoxe de la viande se manifeste par un phénomène de dissonance cognitive. On doit au psychologue américain Leon Festinger les premières études sur la dissonance cognitive dans les années 50. Selon lui, celle-ci survient lorsque nos comportements sont en conflit avec nos cognitions (croyances, valeurs, opinions, etc.). Ou bien lorsque nos cognitions sont en conflit entre elles.

Cet état de dissonance se traduit par un inconfort psychologique, une sensation désagréable. Il se manifeste par une activation du système nerveux orthosympathique, mobilisé dans les situations de stress. Ainsi que par la présence d’affects négatifs. Il se traduit également par l’activation de zones corticales particulières (cortex cingulaire antérieur, insula, cortex préfrontal) impliquées respectivement dans la détection, l’enregistrement et le traitement de cette dissonance.

Heureusement, le cerveau humain active également les mécanismes de compensation afin de lui permettre de sortir de l’état désagréable. L’ensemble de ces mécanismes constitue ce que Festinger a nommé la réduction de la dissonance cognitive.

Paradoxe de la viande et réduction de la dissonance

Festinger propose ainsi deux grands processus de réduction de la dissonance cognitive. Le premier consiste tout simplement à changer la cognition ou le comportement problématique. Dans le cas du paradoxe de la viande, cela conduit à renoncer à manger de la viande et plus largement à renoncer à toute consommation de produits issus d’une exploitation animale. La disparition du comportement problématique entraîne de facto la dissolution du paradoxe.

Boeuf écorché de Chaim Soutine
Chaïm Soutine, Bœuf écorché, musée de Grenoble

Mais l’homme s’accroche à ses habitudes, particulièrement à ses habitudes alimentaires. Changer un comportement fortement ancré est coûteux sur le plan cognitif. Sans compter la pression d’un conformisme social qui pousse à l’adoption d’habitudes alimentaires omnivores. C’est pourquoi le végétarisme et le véganisme ne représentent qu’une frange minime des comportements alimentaires. En France, on estime ainsi qu’environ 2 % de la population est végétarienne. Les végans, quant à eux, ne dépasseraient pas 0,5 % de la population.

L’autre voie proposée par Festinger pour réduire la dissonance consiste à maintenir le comportement problématique, tout en cherchant, par différentes stratégies, à réduire l’ampleur de cette dissonance.

La rationalisation au service des omnivores

La première de ces stratégies revient à justifier le comportement problématique en ajoutant des cognitions consonantes avec ce comportement. Par exemple en le valorisant, ou en s’en déresponsabilisant. Cette stratégie se nomme également rationalisation.

On sait en effet que la perception de la responsabilité personnelle de ses actes est nécessaire à l’existence de la dissonance. Inversement, l’impression de ne pas avoir le choix l’atténue ou la fait disparaître. Stanley Milgram l’a montré dans les années 50, au cours d’expériences célèbres. Durant celles-ci, il demandait au sujet d’infliger des décharges électriques à un participant (comparse) en guise de punition pour ses erreurs de mémorisation. Le sujet s’exécutait, et rationalisait son comportement. Il disait agir au nom de la science, sous couvert de l’autorité, etc.

« Manger de la viande est normal, naturel, nécessaire. Et qu’est-ce que c’est bon ! »

Dans une série d’études réalisées en 2015, Jared Piazza, de l’université de Lancaster, s’est intéressé aux quatre principales raisons habituellement invoquées par les omnivores pour justifier leur consommation de viande (Piazza et al., 2015). Il a ainsi montré que les arguments avancés étaient bien de type « déresponsabilisation » ou « valorisation ». En effet, 40 % des participants jugeaient nécessaire la consommation de viande. Par « nécessaire », il faut entendre indispensable à la survie et à la bonne santé de l’individu. D’autre part, environ 25 % des sujets la considéraient comme naturelle. Elle ferait ainsi partie du développement phylogénétique de l’Homme en tant qu’espèce. La troisième raison invoquée était celle du plaisir gustatif, pour 15 % des sujets de l’étude. Enfin, 10 % d’entre eux la considéraient comme normale, c’est à dire faisant partie d’une norme sociale acceptée.

Afin de montrer que ces raisons constituaient bien un mécanisme de rationalisation, et donc de réduction de la dissonance, les chercheurs ont également montré l’existence, chez les sujets revendiquant ces quatre raisons, d’attitudes congruentes avec leur comportement. Ils sont ainsi moins concernés par des questions éthiques quant à leurs choix alimentaires. Ils sont peu actifs concernant la cause animale et tolèrent mieux l’inégalité sociale. Enfin, ils consomment plus de produits animaux et ressentent moins de culpabilité vis-à-vis de leur régime carné.

« Les animaux ne souffrent pas tant que ça, car ils ne sont pas intelligents »

L’autre stratégie proposée par Festinger pour réduire la dissonance consiste à minimiser, voire nier la cognition dissonante avec le comportement problématique. Minimiser la souffrance animale constitue donc l’autre voie permettant à l’omnivore d’échapper au paradoxe de la viande.

« Si les animaux sont extérieurs à notre contrat [social] et au cercle de la moralité, alors il n’y a, en tant que tel, rien de mal à mettre le chat au micro-ondes »

Martin Gibert, Voir son steack comme un animal mort, Lux Éditeur, 2015

On considère en général que la capacité à ressentir de la douleur est liée aux capacité mentales. Pour le consommateur de viande, la dissonance sera donc d’autant plus forte qu’il considère l’animal comme ayant des capacités mentales élevées. On peut donc supposer qu’il cherchera à réduire cette dissonance en minimisant les capacités mentales de l’animal. Steve Loughnan, enseignant de psychologie sociale l’Université d’Édimbourg et Brock Bastian, de l’Université de Queensland en Australie, ont cherché à tester cette hypothèse à travers plusieurs études.

Manger de la viande nous conduit à minimiser les capacités mentales et les qualités morales des animaux

Dans l’une d’entre elles (Loughnan et al., 2010) ils ont demandé aux participants d’évaluer les capacités cognitives et sensitives d’une vache ainsi que ses qualités morales. La moitié des participants avaient auparavant consommé du bœuf séché alors que l’autre moitié avait consommé des fruits secs. Sans surprise, les sujets ayant consommé de la viande ont évalué plus faiblement les capacités mentales de la vache ainsi que ses qualités morales, de manière à rester en phase avec leur consommation préalable.

Vache avec son veau, paradoxe de la viande
Nous minimisons les capacités cognitives des animaux considérés comme consommables

Ces chercheurs ont par ailleurs montré que la tendance à minimiser les capacités mentales et morales des animaux survenait lorsque ces animaux étaient catégorisés par les sujets comme « consommables ». De même, cette tendance est d’autant plus importante que le lien entre la consommation de viande et la souffrance de l’animal est rendue saillante (Bastian et al., 2012). Ainsi, plus on me montre les conditions de souffrance que doit endurer l’animal avant d’arriver dans mon assiette, moins je suis motivé à attribuer à cet animal les capacités mentales et morales à ressentir cette souffrance, afin de pouvoir maintenir en toute tranquillité mon habitude alimentaire.

Prévenir le paradoxe de la viande : comment ne plus voir l’animal mort dans notre assiette ?

Le paradoxe de la viande trouve donc sa résorption dans différentes stratégies de réduction de la dissonance. Pourtant, l’idéal pour une société d’omnivores reste tout de même la prévention. Autrement dit, comment éviter cette dissonance, comment prévenir le paradoxe avant qu’il ne surgisse ?

Il y a quelque temps, une grande enseigne présentait dans les rayons d’un de ses magasins des lièvres et des faisans entiers, avec plumes et fourrure, en barquette. Certains clients s’en étaient émus et avaient posté des photos de ces animaux morts sur les réseaux sociaux. L’indignation était montée d’un cran, jusqu’à ce que l’enseigne en question décide de retirer le gibier de ses rayons.

Au-delà de l’anecdote, l’incident est révélateur de notre rapport schizophrénique à la consommation de viande. Nous nous régalons d’un civet de lièvre mais nous acceptons difficilement de regarder en face son origine. Nous voulons voir le morceau de viande mais pas l’animal mort, car l’abattage et l’étalage macabre heurtent notre sensibilité. Pour les chercheurs Jonas Kunst et Sigrid Hohle, du département de psychologie de l’université d’Oslo, la dissociation entre la viande et l’animal constitue ainsi une condition nécessaire à notre sérénité d’omnivore, car elle permet d’éluder le paradoxe de la viande. En présentant des animaux entiers, l’enseigne avait enfreint le dogme de la dissociation.

La dissociation ou comment créer un point aveugle dans nos habitudes alimentaires

À travers une série d’études (Kunst & Hohle, 2016), les chercheurs norvégiens ont ainsi montré comment les pratiques alimentaires actuelles favorisaient cette dissociation et empêchaient l’émergence d’une dissonance cognitive. L’une d’entre elles consistait à présenter à des participants une photo de viande de poulet. Une première condition expérimentale leur montrait un poulet entier. Dans une deuxième, le poulet était découpé en 8 morceaux. Enfin, dans la troisième condition expérimentale, le poulet était entièrement désossé et haché.

« Les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité. Sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens »

Code civil, Art. 515-14.

Ils ont ensuite mesuré le niveau d’empathie des participants à l’égard dudit poulet. L’étude a ainsi révélé que l’empathie des participants était d’autant plus faible que la viande avait subi un découpage important. Ainsi, moins on rend visible la présence de l’animal dans la viande, plus le risque de dissonance est faible. Le piège du paradoxe de la viande est évité.

La dissociation, des abattoirs à la représentation de l’animal

Cette dissociation est déjà présente dans le processus d’abattage. En France, elle a pris de l’ampleur au début du XIXe siècle avec la création des abattoirs en périphérie des villes. Ils succédaient aux « tueries » du Moyen Âge, puis aux boucheries, situées au cœur des villes. Pour la société hygiéniste de l’époque, il s’agissait d’abord d’écarter une source potentielle de miasmes. Mais aussi de se débarrasser d’une mauvaise conscience en cachant les conditions terribles de l’abattage.

Une boucherie au Moyen-Age, le paradoxe de la viande
Les abattoirs ont remplacé les « tueries » et boucheries du Moyen-Age

La dissociation se manifeste également à travers le langage. En effet, nous utilisons souvent des mots différents pour désigner l’animal vivant et la viande que nous mangeons. Nous oublions ainsi que l’entrecôte de bœuf ou les travers de porc sont des morceaux de cage thoracique d’une vache ou d’un cochon.

Les boucheries parisiennes au XVIIIe siècle vues par Mercier

Trente ans avant la construction des premiers abattoirs, l’écrivain Louis-Sébastien Mercier décrit ses impressions en passant devant une boucherie parisienne où il assiste à l’abattage d’un bœuf.

« Le sang ruisselle dans les rues, il se caille sous vos pieds et vos souliers en sont rougis. En passant vous êtes tout-à-coup frappé de mugissements plaintifs. Un jeune bœuf est terrassé, et sa tête armée est liée avec des cordes contre la terre ; une lourde massue lui brise le crâne, un large couteau lui fait au gosier une plaie profonde. Son sang fume et coule à gros bouillon avec sa vie. Mais ses douloureux gémissements, ses muscles qui tremblent et s’agitent par de terribles convulsions, ses débattements, ses abois, les derniers efforts qu’il fait pour s’arracher à une mort inévitable, tout annonce la violence de ses angoisses et les souffrances de son agonie ». Louis-Sébastien mercier, Boucheries, Tableau de Paris, 1782

Après avoir remplacé dans un menu les mots pork et beef, respectivement par pig et cow, Kunst et Hohle ont ainsi constaté que les sujets étaient moins enclins à choisir un plat de viande et considéraient l’option végétarienne avec plus d’intérêt.

Voir des animaux d’élevage heureux nous rend moins coupable de les manger

Il existe une autre manière de dissocier l’animal de la viande, consistant à présenter l’animal d’élevage comme un être « heureux ». Cette anthropomorphisation caricaturale possède une vertu déculpabilisante. En proposant une fiction, non seulement elle donne bonne conscience, mais elle évite de s’interroger sur les conditions réelles de l’élevage et de l’abattage.

La vache qui rit
Une vache « heureuse » peut vivre jusqu’à 20 ans

La « vache qui rit » est ainsi devenue l’emblème de l’animal heureux de donner de sa personne pour satisfaire les appétits omnivores ou lacto-végétariens. Son sourire nous fait oublier qu’il faut inséminer une vache artificiellement tous les ans pour enclencher le processus de lactation. Puis on doit la séparer de son petit. Elle produit pendant trois ans environ, avant d’être « réformée » (joli euphémisme pour dire « abattue ») car devenue moins productive. Une vache véritablement « heureuse » pourrait vivre jusqu’à 20 ans.

Le paradoxe de la viande a-t-il encore de beaux jours devant lui ?

Le processus de dissociation se rencontre donc à plusieurs stades de la chaîne qui va de l’animal au morceau de viande dans notre assiette. En évitant le paradoxe de la viande, il constitue un puissant facteur de maintien de nos habitudes alimentaires carnées. Lorsque ce paradoxe ne peut être évité, les mécanismes de réduction de la dissonance facilitent alors le maintien de ces habitudes.

La réduction de la dissonance finit par créer une norme sociale

Pour Steve Loughan, le processus répété de dissonance puis de réduction pourrait expliquer comment l’individu se forge des habitudes. Par la suite, ces habitudes, finiraient par essaimer et s’ancrer jusqu’à devenir des normes sociales. D’après lui, des comportements « immoraux », suscitant une forte dissonance, pourraient ainsi devenir peu à peu invisibles, à force d’effort de réduction, jusqu’à ne plus être questionnés.

Inversement, le changement de regard sur l’animal en général et sur les animaux d’élevage en particulier, auquel nous assistons aujourd’hui, ferait ressurgir cette dissonance, rendant de nouveau visibles nos comportements problématiques. Il permettrait par conséquent des changements d’habitudes alimentaires, même réduits.

C’est ce qu’on observe à travers le régime flexitarien, qui consiste à diminuer sa consommation de viande. Cela représente souvent un compromis acceptable pour les personnes sensibles au sort des animaux. Il s’accompagne souvent, également, d’une préférence accordée à la qualité au détriment de la quantité. Le flexitarien fait le choix d’une viande labellisée, garantissant un bien-être (relatif) de l’animal durant son élevage. Cette adaptation comportementale leur permet à la fois de conserver leurs habitudes alimentaires tout en atténuant la dissonance ressentie.

paradoxe de la viande et régime flexitarien
Le régime flexitarien consiste à diminuer sa consommation de viande

Certaines études ont montré que ces stratégies intermédiaires sont majoritairement l’apanage des femmes. En effet, la consommation carnée reste fortement associée à l’identité masculine. Manger de la viande constitue dans beaucoup de sociétés un signe de virilité. C’est pourquoi les hommes ont plus facilement recours à des stratégies directes telles que celles décrites précédemment. Celles-ci comprennent l’infériorisation des animaux, le déni de leur souffrance, la nécessité et la normalité de la consommation de viande, etc. Ils ont par conséquent tendance à maintenir leur consommation carnée à un niveau élevé.

Les enfants végétariens spontanés, une nouvelle génération végane ?

L’exemple le plus frappant de changement des comportements alimentaires est certainement celui des enfants végétariens spontanés. Alors qu’ils ont des parents omnivores, ils choisissent délibérément de ne plus manger de viande. Souvent par souci de préservation de la vie animale. Leur manière de résoudre le paradoxe de la viande est beaucoup plus radicale que celle des adultes.

Peut-être parce qu’ils sont capables d’une plus grande flexibilité psychologique et que leurs habitudes carnées sont moins ancrées dans le temps. Peut-être également parce que leurs parents les éduquent de manière plus souple que les parents des générations précédentes. En tenant véritablement compte de leurs goûts et de leurs besoins.

L’enfant et le poulpe sans tête : comment devenir végan en moins d’une minute

La vidéo du petit Luiz Antonio est un magnifique exemple de ce que le neurologue et psychiatre Viktor Frankl appelait une expérience émotionnelle correctrice. Au cours d’un dialogue avec sa mère portant sur l’origine du poulpe qui se trouve dans son assiette, il comprend que celui-ci est un animal mort. Sa compréhension n’est pas seulement cognitive, elle est aussi et surtout émotionnelle. Pour lui, cela change tout. En effet, cette compréhension transforme radicalement sa perception de la consommation de viande. Son monde intérieur s’en trouve définitivement bouleversé, et son comportement s’ajuste aussitôt à sa nouvelle perception. Il ne mangera désormais plus de viande, car les animaux, il veut les voir vivants, « debout et heureux ».

À travers leur comportement singulier, ces enfants nous donnent une grande leçon de morale et de psychologie. Ils nous rappellent la difficulté que nous avons, nous autres adultes, à questionner nos habitudes. En pointant la tache aveugle de notre consommation carnée, ils nous obligent à réfléchir à toutes les mauvaises raisons qui nous poussent, jour après jour, à continuer de manger des animaux morts.

Jean-François Lopez

Merci à JP pour son aimable relecture


Jean-François Lopez

Psychologue clinicien, psychothérapeute. Diplômé de l'Université Grenoble Alpes, je me suis formé au modèle de thérapie brève systémique de Palo Alto, qui favorise le changement en faisant appel aux ressources de la personne.

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