14 minutes
Alors que l’anorexie suscite un nombre toujours croissant de publications scientifiques, son histoire est mal connue. Considérée comme une affection psychiatrique depuis la fin du XIXe siècle seulement, elle a longtemps été considérée comme un signe de sainteté. L’anorexie se décline ainsi à travers les siècles et les civilisations selon des interprétations divergentes et son existence dépend fortement des conditions économiques, sociales et culturelles. C’est pourquoi une approche socio-historique de cette maladie peut nous aider à comprendre les évolutions actuelles du spectre des troubles alimentaires.
L’anorexie mentale (anorexia nervosa) est une des maladies psychiatriques les plus complexes et énigmatiques. Sa prévalence est d’environ 1 % et elle touche plus particulièrement les femmes (sex-ratio de 1 pour 8), avec un âge de début des troubles aux alentours de 10-14 ans. Cet âge est en baisse constante depuis 30 ans.
L’anorexie: une énigme psychiatrique
L’anorexie se caractérise par une peur intense de gagner du poids, une image du corps perturbée et une restriction alimentaire sévère. De plus, cette restriction peut être accompagnée ou non de comportements compensatoires tels que les vomissements ou un excès d’exercice physique. Une altération du fonctionnement cognitif et émotionnel est également présente.
Un taux de mortalité élevé
Le taux de mortalité de l’anorexie est compris entre 2 % et 6 %. C’est ainsi le plus fort taux de mortalité parmi tous les troubles psychiatriques.
Les conditions de traitement sont également difficiles. En effet, il faut environ 5 à 6 ans pour une rémission totale des symptômes, et le taux d’attrition de la thérapie est compris entre 20 % et 50 %. Le caractère égosyntonique de la maladie (la personne n’a pas conscience de la gravité de son trouble, qui semble faire partie de son identité) et sa valorisation par le biais des réseaux sociaux (sites pro-ana) la rendent encore plus rebelle aux interventions thérapeutiques.
Comorbidité et complications de l’anorexie
Il faut également compter sur la forte comorbidité associée au trouble. En effet, environ 3/4 des patient(e)s atteint(e)s d’anorexie mentale ont également des troubles de l’humeur. Le plus souvent, il s’agit de dépression majeure. Les principales affections associées à l’anorexie sont également l’anxiété, le trouble obsessionnel compulsif, la dépression et l’utilisation de substances, principalement l’alcool.
On observe par ailleurs de nombreuses complications physiques causées par la malnutrition et les changements hormonaux induits par l’anorexie. Les risques proviennent également des comportements de compensation tels que les vomissements, qui occasionnent des modifications du taux de potassium et peuvent entraîner des problèmes cardiaques (hypokaliémie).
Histoire du jeûne religieux
Contrairement à ce que l’on pense parfois, la restriction alimentaire volontaire n’est pas une invention récente. Le refus de se nourrir, encore appelé « jeûne », trouve en effet son origine dans les religions, où il est dépourvu de toute connotation pathologique.
L’absence d’anorexie dans la Grèce antique
Alors que la Grèce antique a fourni au terme son étymologie, ἀνορεξία signifiant la perte de désir, on n’y trouve pas trace de comportements anorexiques. Le jeûne était en effet prescrit comme discipline de vie, comme askesis, uniquement sur de courte périodes.
« Si vous manger lorsque vous êtes malade, vous nourrissez votre maladie »
Hippocrate
Il visait par exemple à préparer le corps des athlètes aux entraînements physiques des jeux olympiques. Au siècle de Périclès, le jeûne était également préconisé par le père de la médecine, Hippocrate. Il le considérait en effet comme un moyen de purification pour lutter contre la maladie. Selon Socrate qui le pratiquait également, il permettait de développer l’intelligence et la clairvoyance. Avant lui, Pythagore imposait à ses disciples un jeûne de 40 jours avant de les accepter dans son école.
Anorexie masculine: pratique du jeûne et ascétisme religieux
Il faut plutôt aller voir du côté des religions orientales (jaïnisme, hindouisme) pour trouver un mode de jeûne extrême entraînant des états anorexiques sévères et parfois même la mort. La promotion du jeûne est ici la marque d’une tradition ascétique qui vise le retrait du monde matériel, le détachement de l’âme et du corps.
Le jeûne est en effet sous-tendu par l’idée d’un contrôle du corps, considéré comme une simple enveloppe charnelle dont il faut s’extraire. Ainsi, le jaïnisme, valorise la mort par le jeûne, appelée sallekhana.
En occident, il faut attendre les premiers temps du christianisme officiel, décrété par l’empereur Constantin, pour voir apparaître les signes d’une pratique alimentaire volontairement restrictive de type anorexique. Cet engouement suit de peu une période marquée au fer rouge par une tradition de martyrologie et de sacrifice. Il trouve également ses sources d’inspiration dans la philosophie néoplatonicienne qui valorise l’esprit, ainsi que dans les écrits pauliniens exaltant le mépris du corps et des plaisirs terrestres.
Le courant ascétique s’incarne, à partir du IVe siècle, dans le mouvement du gnosticisme et chez les Pères de l’Église. A travers le choix d’un style de vie qui prône le retrait du monde et valorise l’érémitisme. Les anachorètes nord-africains tels que Hilarion de Gaza, Saint Antoine ou encore Siméon le stylite, qui passa 39 ans au sommet d’une colonne dans le plus grand dénuement, en sont les figures emblématiques.
De l’ascétisme masculin à l’anorexie féminine
Cependant, un double revirement s’opère durant le haut Moyen-Âge. D’une part, la pratique du jeûne prolongé devient l’apanage des femmes. D’autre part, contrairement aux premiers temps de la chrétienté, les autorités religieuses ne cautionnent plus cette pratique. Elles la considèrent d’ailleurs, au pire, comme la manifestation d’une possession diabolique.
On recense peu de cas d’anorexie dans le haut Moyen-Âge
Le premier cas de décès féminin consécutif à une pratique anorexique est pourtant attesté dès 383, dans l’entourage de Jérôme de Stridon. Durant son séjour de trois ans à Rome, ce défenseur zélé de l’ascétisme et de l’abstinence sexuelle s’était en effet entouré de jeunes femmes de la noblesse, fascinées à la parole du saint homme. L’une d’entre elle suivit ses conseils à la lettre. La jeune femme décéda des conséquences d’une restriction alimentaire extrême. L’événement semble avoir hâté le départ de Saint Jérôme en terre sainte, afin d’oublier cet épisode peu glorieux.
Ce cas malheureux semble cependant être une exception pour l’époque. On trouve en effet peu de témoignage de cas d’anorexie durant le haut Moyen-Age. Certains historiens interprètent cette réduction drastique du jeûne volontaire comme une adaptation à un contexte socio-économique difficile. Les guerres ainsi que la détérioration climatique ont entrainé une baisse de la production agricole, des épidémies de peste, de longues périodes de famines, etc. Il semblerait ainsi que les périodes d’abondance et de prospérité soient paradoxalement plus favorables aux pratiques alimentaires restrictives.
L’épidémie d’anorexie miraculeuse durant la Renaissance
C’est pourquoi il faut attendre le XIIIe siècle de la Renaissance pour voir apparaître ce que les historiens considéreront comme une véritable « épidémie » de restriction alimentaire volontaire. Cette épidémie touche uniquement des femmes, dans un contexte de dévotion et de piété.
L’historien Rudolf Bell a ainsi recensé 181 cas d’anorexia mirabilis, anorexie « sainte » ou « miraculeuse » entre 1200 et 1600. Les femmes concernées mènent toutes une vie sacrificielle consacrée à Dieu, à travers l’imitatio Christi, un ensemble de pratiques visant à imiter la vie du Christ. L’abstinence sexuelle, l’autoflagellation et le jeûne volontaire sont de rigueur. Elles dorment parfois sur des lits d’épines et, pour les plus courageuses d’entre elles, font des bubons, scrofules et autre écrouelles prélevés sur des malades leur unique repas, avec l’eucharistie quotidienne, bien entendu. Dans l’esprit de ces joyeuses pratiques, l’intensité de la punition infligée au corps est inversement proportionnelle au degré de dévotion et donc aux chances d’accéder au Paradis.
La plupart de ces femmes ont été canonisées, et leur vie chroniquée dans des hagiographies ou « Vies de saintes ». Il s’agissait probablement de témoignages destinés à servir d’exemple, afin d’inciter d’autres femmes à s’engager dans ce type de pratique ascétique.
Catherine de Sienne, une figure emblématique de l’anorexie
Ainsi, Catherine de Sienne, au XIVe siècle, est la figure de proue de cette anorexia mirabilis, qu’elle cherche à faire accepter comme une preuve ultime de sainteté. Au cours de sa jeunesse, elle suit déjà des jeûnes rigoureux, mais sans excès. Puis, à la suite d’une conversion au mysticisme radical à l’âge de seize ans, elle fait du pain, d’herbes crues et d’eau l’essentiel de son régime alimentaire. Cinq années plus tard, elle est témoin d’apparitions où le Christ lui demande d’abandonner son style de vie solitaire pour aller délivrer la bonne parole. A cette occasion, elle perd complètement l’appétit et vers l’âge de vingt-cinq ans, l’hostie devint sa seule nourriture. Enfin, à l’âge de 33 ans, elle décide de ne plus absorber d’eau. Ce dernier petit pas dans la restriction hâtera d’un grand pas son passage vers l’au-delà.
On observe ainsi une recrudescence des comportements d’anorexie durant la Renaissance. Celle-ci se caractérise par une période de richesse relative et de sophistication ou la femme jouit d’une certaine liberté. Cette liberté a rapidement décliné à la fin de la Renaissance, éclipsée par la morale de la réforme protestante et par un retour à un mode de vie plus rural. On voit alors disparaître les cas d’anorexie miraculeuse.
Pour les quelques cas restants, jusqu’à l’époque victorienne, ils sont d’abord considérés comme des manifestations isolées de possession démoniaque. Ils sont également utilisés comme arme dans la lutte menée par l’Église contre le matérialisme philosophique naissant. En effet, ils apportent la preuve tangible que l’être humain peut se nourrir exclusivement de spiritualité.
Lorsque l’anorexie devient une maladie
Alors qu’Avicenne (Ibn Sinna), philosophe, écrivain, médecin et scientifique persan, décrivait déjà au XIe siècle un cas clinique d’anorexie d‘un point de vue médical, il faut attendre l’avènement de la médecine moderne au XVIIIe siècle pour que s’impose une interprétation médicale de l’anorexie.
Morton et Darwin, deux précurseurs
Ainsi, entre 1685 et 1770, on recense neuf thèses de doctorat le sur le thème de l’anorexie. Chacune de ses thèses revendique une étiologie médicale pour le trouble anorexique.
Mais il faut attendre les écrits de Richard Morton, et la publication de son traité Phthisiologia or a Treatise of Consumptions en 1694, pour que l’anorexie entre véritablement dans le domaine de la psychopathologie. Morton décrit en effet cette affection comme une « atrophie nerveuse » causée par « un état morbide et maladif de l’esprit ».
Un siècle plus tard, la première nosographie concernant l’anorexie est publiée. On la doit à Érasme Darwin, le grand-père du célèbre évolutionniste, en 1794. Plus tard, il a également décrit des pratiques de restriction alimentaire volontaire pouvant conduire à la mort, chez de jeunes femmes obsédées par l’idée de grossir.
L’anorexie est définie comme maladie psychiatrique
En France, on doit au médecin Louis Victor Marcé, auteur du Traité pratique des maladies mentales publié en 1862, un article publié en 1860, considéré comme une des premières tentatives de définir, d’un point de vue psychiatrique, les caractéristiques de ce qu’on appelle actuellement anorexie mentale. Il décrit le cas de jeunes filles pubères qui, après un développement précoce, éprouvent un dégoût pour la nourriture et sont incapables de s’alimenter. Elles sont convaincues par un délire involontaire qu’elles ne doivent pas manger.
Le changement de paradigme dans la description de l’anorexie correspond également à une recrudescence des cas observés à partie du milieu du XIXe siècle. Ces cas ont souvent un lien de comorbidité avec la pathologie émergente de l’époque, l’hystérie. En 1873, Ernest- Charles Lasègue brosse un tableau clinique de l’anorexie qui deviendra la référence, défini par la triade symptomatique dite des « 3 A » : Anorexie, Amaigrissement, Aménorrhée. A la même époque, Outre-Manche, William Gull présente également une description médicale complète de la maladie. Il est le premier a employer le terme d’anorexia nervosa.
Il faudra cependant attendre Freud et la psychanalyse pour envisager une étiologie de l’anorexie qui ne soit pas purement biologique. C’est ainsi que pour le psychanalyste viennois, les déterminants psychologiques jouent un rôle primordial dans la naissance du trouble. Cependant, les hypothèses biologiques ne seront jamais totalement abandonnées.
Ainsi, au fil des siècles, on observe le passage d’une anorexie glorieuse, signe de sainteté, à une anorexie pathologique, investie par le corps médical, signe de désordre psychique.
Anorexie et corps de la femme à partir du XIXe: modèle romantique, modèle bourgeois.
Dans le même temps, la pratique de la restriction alimentaire volontaire quitte le domaine du religieux pour entrer dans celui des représentations sociales et culturelles. Elle est en effet de plus en plus étroitement associée à l’image du corps féminin. Plus précisément, elle coïncide avec l’avènement d’une norme de minceur qui se diffuse d’abord dans les couches supérieures de la société. Cette norme trouvera dans le mouvement romantique un avocat de choix.
La minceur comme norme du romantisme
La deuxième moitié du XIXe siècle, dans un contexte d’industrialisation, forge un idéal romantique du corps féminin défini par la maigreur, la peau diaphane, une faible complexion, voire un teint blafard, spectral, ainsi qu’un état mélancolique, languide. Comme le dit très justement la sociologue Muriel Darmon, on assiste alors à un renversement, faisant de la maigreur l’attribut d’une « excellence sociale féminine » alors qu’elle était auparavant le stigmate de la pauvreté.
Ce modèle romantique d’un corps féminin sylphide est exalté par Byron dans ses poèmes. Il est également présent dans les tableaux des préraphaélites et du mouvement symboliste. Ainsi, les représentations de la poétesse grecque Sappho, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, constituent un archétype pictural de cette nouvelle norme du corps de la femme.
La minceur comme norme bourgeoise
Ainsi, à l’époque où Nietzsche fait l’apologie de la « grande santé » sur le modèle grec antique de Dionysos, le courant romantique, à l’inverse, exalte un corps de femme morbide et livide. Pourtant, comme le remarque Muriel Darmon, « cette apologie de la restriction alimentaire et du corps qui l’accompagne n’est pas seulement une mode romantique. Elle manifeste l’inscription du contrôle alimentaire et de la minceur dans une topologie sociale qui engage à la fois la classe et le genre ». En effet, elle devient aussi la norme féminine d’une nouvelle classe montante: la bourgeoisie.
L’avènement de cette classe va de pair avec le contrôle et la modération alimentaire qui se développent avec la naissance de la gastronomie. La place du fourneau est ainsi réservée aux femmes des classes populaires, et la bourgeoise est bien avisée de s’en éloigner, pour se consacrer au loisir et à son apparence. D’autre part, la gloutonnerie féminine est vilipendée, et les kilos superflus pèsent comme une épée de Damoclès sur le corps de la femme bourgeoise, menaçant de réduire drastiquement ses chances sur le marché matrimonial.
Inversement, la femme des couches populaire a de l’embonpoint, de grosses cuisses et de la gouaille. Elle est fessue, gourmande, voire vorace, et constitue un contre-modèle, un repoussoir pour la bourgeoise. La « dondon », plus tard par la prostituée, en seront les archétypes.
Au XIXe siècle, l’anorexie entre donc dans la modernité de deux manières. D’une part comme pathologie, comme signe d’un désordre mental. D’autre part comme conséquence d’une nouvelle norme sociale qui valorise la minceur et le contrôle du corps.
Les conditions historiques d’émergence de l’anorexie
A la fin des années 90, les historiens qui se sont intéressés aux conditions d’émergence de l’anorexie se sont affrontés au sein de deux courants. D’un côté se tenaient les historiens « continuistes », comme Rudolph Bell, pour qui les différents types d’anorexie observés historiquement sont la manifestation d’un même processus trans-historique. De l’autre, les « discontinuistes », telle Joan Brumberg, qui refusent d’utiliser le terme d’anorexie pour des situations antérieures à la reconnaissance, l’invention pourrait-on dire, de cette maladie, à la fin du XVIIIe siècle.
Au-delà de ce débat, force est de constater que l’émergence, à certaines époques et dans certains contextes, de pratiques restrictives volontaires de l’alimentation, n’intervient pas au hasard.
Comme nous l’avons vu précédemment, la Renaissance pour ce qui est de l’anorexie miraculeuse et l’époque victorienne pour l’anorexie mentale constituent des périodes de référence, émaillées d’une hausse du nombre de cas. Il parait donc légitime de se poser la question des conditions d’émergence de ces pratiques.
La prospérité est la première condition d’apparition de l’anorexie
Il semble ainsi que le premier facteur nécessaire à l’accroissement des comportements de type anorexique dans une société soit la prospérité économique de celle-ci. Les deux périodes de la Renaissance et de la deuxième moitié du XIXe siècle partagent ce point commun. L’une grâce au développement des techniques agricoles, l’autre par le biais de la révolution industrielle. Cette prospérité économique a ainsi permis aux femmes de s’affranchir partiellement de leur rôle biologique pour se consacrer à des préoccupations esthétiques et de bien-être.
Inversement, dans les périodes de famines, de disette, de grande pauvreté ou de guerre, les cas de restriction alimentaire volontaires sont beaucoup plus rares.
Un historien italien a ainsi mis en évidence la quasi-disparition des cas d’anorexie en Italie durant la deuxième Guerre mondiale, puis sa réapparition progressive dans la période d’après guerre. Cette corrélation peut s’expliquer par un renforcement du rôle biologique de la femme durant les périodes de disette. En effet, elle doit alors mettre son énergie au service exclusif de la survie de la famille et de la recherche de ressources matérielles telles que la nourriture.
Durant ces périodes, la corpulence représente un atout, car elle symbolise la fécondité et la capacité à subvenir aux besoins de prise en charge de la famille. On peut faire un parallèle avec la valorisation, dans les sociétés préhistoriques ou certaines sociétés traditionnelles d’Afrique, des corps féminins callipyges, plus « adaptés » aux fonctions maternelles recherchées.
Pourtant, la prospérité n’est pas une condition suffisante d’apparition des comportements anorexiques. En effet, comme nous l’avons déjà mentionné, ces comportement sont par exemple inconnus de la Grèce antique, prospère sur le plan économique. De même, ils sont peu répandus, quoiqu’en constante augmentation, dans les sociétés musulmanes traditionnelles, indépendamment de la richesse nationale.
L’anorexie: un moyen de s’affranchir de la domination masculine?
C’est pourquoi la deuxième condition nécessaire à l’apparition de ces comportements semble être l’existence d’une plus grande liberté de la femme. Ainsi que la valorisation d’une norme d’égalité entre les hommes et les femmes. C’est la thèse défendue par l’historien Rudolph Bell, qui voit dans les privations volontaires d’aliments un moyen pour la femme de s’affranchir de la domination masculine.
Dans la Grèce antique par exemple, la prospérité se traduit par de grandes réalisations dans le domaine des arts, de la philosophie, de la politique ou des sciences. Pourtant, la place de la femme reste cantonnée à un rôle de procréation et de maternité. Malgré quelques exceptions (Sappho, Hipparchia, Hypatie), la femme est en effet considérée comme inférieure à l’homme, ce que rappelle Platon. Cela justifierai l’absence de restrictions alimentaire volontaire dans les villes grecques.
Dans l’Europe chrétienne, le gnosticisme semble avoir joué le rôle d’un catalyseur de liberté. Il a en effet donné l’opportunité aux femmes d’un accomplissement personnel à travers la religion, en opposition à leur fonction biologique de base. C’est ainsi que la restriction alimentaire volontaire pouvait représenter, pour celles-ci, un moyen de conquérir une liberté limitée par l’emprise de la domination masculine.
Ainsi, la diminution du rôle maternel traditionnellement dévolu à la femme, sous le double effet de la prospérité économique et d’un accroissement de la liberté, semble être un important catalyseur des comportements anorexiques. Ceci aussi bien à travers l’histoire qu’au sein des civilisations contemporaines.
Les nouveaux désordres alimentaires
Si l’on s’intéresse maintenant au 30 dernières années, force est de constater que l’idéal de minceur est devenu une norme de plus en plus exigeante. En effet, il est valorisé par la mode vestimentaire et la haute couture à travers les top-modèles qui l’incarnent. Mais il sert également de slogan à l’industrie du fitness qui associe étroitement santé et minceur. De plus, il se propage pour devenir la norme internationale dans un monde globalisé et interconnecté, où se multiplient les échanges internationaux. C’est pourquoi on assiste selon certains auteurs à une recrudescence des troubles alimentaires dans bon nombre de pays. Ce phénomène s’observe en particulier chez les adolescentes, avec des adaptations à la culture d’origine.
Norme de beauté, norme de minceur
Au Moyen-Orient par exemple, où la restriction alimentaire et la pratique du sport ne sont pas entrées dans les mœurs, on constate que le vomissement est utilisé préférentiellement comme comportement de purge.
En occident, le contraste entre des conditions socio-économiques qui mettent à disposition une nourriture abondante, calorique et bon marché d’un côté, de l’autre le martelage médiatique culpabilisant de la minceur comme critère majeur de beauté permet de comprendre l’augmentation inquiétante des troubles du comportement alimentaire.
Les adolescentes grandissent en effet dans une double inquiétude concernant leur corps et leur alimentation. L’équation est alors résolue de manière simpliste: pour être belle, il faut être mince, pour être mince, il faut manger moins, voire le moins possible.
D’autre part, les messages alternatifs du « bien manger », de « l’alimentation saine », du « bio » ou encore les modes du « végan » et du « sans gluten », etc. sont souvent perçus de manière distordue comme une incitation à se conformer à des régimes restrictifs. Ces derniers deviennent alors la principale porte d’entrée des troubles alimentaires.
Le spectre du trouble alimentaire
Les pressions sociales et culturelles croissantes concernant le corps et l’alimentation expliquent également l’apparition de nouveaux types de pathologies alimentaires. C’est pourquoi certains auteurs préfèrent parler d’un « spectre du trouble alimentaire » pour désigner l’ensemble de ces nouveaux comportements.
Parmi ceux-ci, citons la « bigorexie » qui touche plus particulièrement les hommes. Ce trouble se caractérise par le besoin de prendre du poids sous forme de muscle, signe de virilité. La « diaboulimie »(diabulimia) correspond au refus de diabétiques de type I de prendre de l’insuline afin de perdre du poids. La « drunkorexie » est une pratique estudiantine visant à restreindre l’apport alimentaire avant d’absorber de l’alcool pour en potentialiser les effets. Les patientes atteintes de « pregorexie » sont des femmes enceintes qui diminuent drastiquement leur apport calorique pour éviter la prise de poids.
« La pire besogne a toujours été accomplie avec les meilleures intentions »
Oscar Wilde
Citons pour finir l’orthorexie, qui est une sorte de paradoxe du trouble alimentaire. En effet, cette pathologie se base sur une croyance juste, selon laquelle une alimentation saine est un des piliers d’une bonne santé. Pourtant, lorsque cette croyance se rigidifie au point de devenir une obsession, elle produit des effets aux antipodes de l’intention initiale. La personne qui en est atteinte devient alors uniquement préoccupée par la qualité nutritionnelle de son alimentation, au détriment du plaisir qu’elle peut lui procurer.
L’oxymore d’une alimentation sans plaisir
Finalement, dans ce panorama historique qui conduit de l’anorexia mirabilis à l’orthorexie, on peut se demander si le fil conducteur n’est pas justement le plaisir. Ou bien plutôt son absence. Vouloir à tout prix chasser le plaisir de l’alimentation, par conviction religieuse ou pour servir l’objectif honorable d’une meilleure santé ne revient-il pas à tirer un trait sur ce que la nature nous offre? L’alimentation flatte nos sens, et bien manger est synonyme de plaisir individuel. Ce dernier se double également d’un plaisir social lorsque cette alimentation fait l’objet d’un partage, autour d’une table.
C’est sans doute pour cette raison que les thérapies les plus efficaces des troubles alimentaires sont celles qui font retrouver au patient le plaisir (modéré) de la nourriture, celles qui n’oublient pas sa dimension hautement hédoniste.
Bibliographie : histoire de l’anorexie
Bell, R. M. (1985). Holy anorexia. Chicago, Etats-Unis d’Amérique.
Bemporad, J. R. (1996). Self-starvation through the ages: reflections on the pre-history of anorexia nervosa. The International Journal of Eating Disorders, 19(3), 217‑237.
Bemporad, J. R. (1997). Cultural and historical aspects of eating disorders. Theoretical Medicine, 18(4), 401‑420.
Brumberg, J. J. (2000). Fasting girls: the history of anorexia nervosa. New York, Etats-Unis d’Amérique, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord: Vintage Books.
Darmon, M. (2008). Devenir anorexique: une approche sociologique. Paris, France: la Découverte.
Dell’Osso, L., Abelli, M., Carpita, B., Pini, S., Castellini, G., Carmassi, C., Ricca, V. (2016). Historical evolution of the concept of anorexia nervosa and relationships with orthorexia nervosa, autism, and obsessive-compulsive spectrum. Neuropsychiatric Disease and Treatment, 12, 1651-1660.