16 minutes
Aujourd’hui encore, 60 % des américains pensent que l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy est l’oeuvre de la CIA. La psychologie s’intéresse sérieusement au complotisme depuis une dizaine d’années. Elle tente de comprendre les mécanismes et la fonction de cette manière biaisée d’appréhender la réalité. Car ses conséquences humaines, sociales et politiques du complotisme peuvent être dramatiques.
Les historiens datent de la période révolutionnaire l’émergence du complotisme, encore appelé « théorie du complot », ou « conspirationnisme ». Depuis cette période, les événements historiques de grande ampleur n’ont pas manqué de susciter et d’alimenter le phénomène complotiste.
Qu’est-ce que la théorie du complot?
Ainsi, selon quelques unes de ces théories, l’homme n’a jamais marché sur la lune et le gouvernement américain a planifié les attentats du 11 septembre. Le décès de Lady Diana n’est pas accidentel et le réchauffement climatique constitue un canular. Donald Trump lutte contre une secte démocrate pédophile et satanique, aidé par le mouvement QAnon. Le sida est une création de la CIA, la Terre est plate et le monde est gouverné par des reptiliens.
« Depuis que les hommes ne croient plus en Dieu, ce n’est pas qu’ils ne croient plus en rien. C‘est qu’ils sont prêts à croire en tout »
Citation attribuée à G.K. Chesterton
Toutes ces théories ont en commun le fait de proposer une explication alternative de certains événements politiques ou sociaux marquants. Elles supposent que les faits s’expliquent mieux par l’existence d’un complot. Celui-ci fait intervenir un groupe de personnes puissantes aux intentions malveillantes, agissant en secret.
La recherche en psychologie s’intéresse au complotisme depuis environ une dizaine d’années. Après l’avoir longtemps dénigré au prétexte qu’il s’agissait d’un avatar de la paranoïa. Le nombre de publications scientifiques sur le sujet croît de manière exponentielle, avec un nombre record de 162 articles en 2020.
Pourquoi la psychologie s’intéresse-t-elle au complotisme ?
Plusieurs facteurs concourent à cet engouement. Le premier étant qu’il s’agit d’un phénomène universel et en pleine expansion. Il n’est pas interdit de penser que le développement des réseaux sociaux et la vitesse croissante de circulation de l’information contribuent à la vitalité et la viralité du complotisme.
Le complotisme a des conséquences tragiques sur les comportements
D’autre part, les théories du complot ont un impact sur le comportement de l’individu. Car celui-ci agit en fonction de ses croyances. Comme elles touchent particulièrement des thématiques scientifiques, médicales ou politiques, on observe leur incidence négative sur la santé, la sécurité et le civisme. Mais aussi sur les relations interpersonnelles. Cet impact se traduit par une réduction de l’adhésion aux campagnes de vaccination, de l’engagement politique ou des efforts en faveur de l’environnement. Certaines études montrent également que le complotisme est associé à une augmentation des comportement sexuels à risque. Ainsi que des préjugés racistes, de la radicalisation, des comportements politiques violents et de la délinquance.
D’autre part, l’adepte du conspirationnisme est facilement instrumentalisable car il ne doute pas de ses croyances. Sa certitude, qu’il perçoit comme son point fort, est en réalité son talon d’Achille. C’est pourquoi le complotisme représente un formidable outil de manipulation des individus à l’échelle des États. Ainsi, il est souvent utilisé à des fins politiques, car il permet de détourner la critique, de justifier une défaite électorale ou de désigner un bouc émissaire. C’est pourquoi il se révèle être l’arme favorite des dictateurs et des dirigeants populistes.
Le complotisme permet également de mobiliser les masses pour organiser des actions violentes. L’occupation du Capitole à Washington le 6 janvier 2021 par des manifestants pro-Trump a été la conséquence dramatique de cette instrumentalisation.
A une autre échelle, l’ouvrage des Protocoles des Sages de Sion représente l’archétype d’une théorie du complot créée de toute pièce dans un but politique. Il a nourri le mouvement nazi et constitué un terrible levier de propagande de l’idéologie génocidaire.
Les Protocoles des Sages de Sion
Les Protocoles des Sages de Sion est un ouvrage rédigé en 1901 à Paris. Son auteur est un agent de la police russe du nom de Matveï Golovinski. Il constitue l’exemple parfait de fabrication d’un faux destiné à alimenter une théorie du complot à des fins politiques. Ce faux relate les minutes d’une société secrète juive ayant pour but de mettre au point un plan afin de contrôler le monde et d’imposer un sionisme international. Il a d’abord été diffusé dans la Russie tsariste de Nicolas II. Il constituera durant tout le XXème siècle et des deux côté de l’Atlantique un formidable outil de propagande antisémite.
Durant les années 30, deux hommes contribueront à sa traduction et à sa diffusion internationale. Adolf Hitler en Allemagne et Gerald Ford aux Etats-Unis, tous deux persuadés de l’imminence d’un « péril juif ». Après la guerre des six jours, les mouvements nationalistes arabes puis les mouvements islamistes tels que le Hamas se serviront des Protocoles pour dénoncer l’existence de l’État d’Israël et sa politique d’occupation territoriale. Les Protocoles des sages de Sion est un des livres les plus traduits et édités dans le monde (P.-A. Taguieff, Les « Protocoles des sages de Sion » : Faux et usages d’un faux. Fayard, 2004.)
L’« état d’esprit » complotiste
Enfin, il semblerait que des mécanismes psychologiques particuliers déterminent les croyances conspirationnistes. Ainsi, les individus qui adhèrent à une théorie du complot ont tendance à se tourner préférentiellement vers ce mode de décodage de la réalité.
Comme le font remarquer Jan Willem van Prooijen et Mark van Vugt, du département de Psychologie expérimentale et appliquée de l’Université d’Amsterdam, « le meilleur prédicteur de l’adhésion à une théorie conspirationniste est l’adhésion à une autre théorie conspirationniste, sans lien avec la première » (van Prooijen & Vugt, 2018). C’est pourquoi ces chercheurs n’hésitent pas à parler d’un « état d’esprit conspirationniste » (conspiracy mindset) pour qualifier ce mode d’interprétation.
Ils constatent par ailleurs que l’état d’esprit conspirationniste ne s’embarrasse pas de la contradiction. Certains individus adhèrent ainsi à des croyances mutuellement incompatibles. La croyance selon laquelle la princesse Diana a été assassinée est ainsi positivement corrélée avec celle selon laquelle elle aurait mis en scène sa propre mort.
Si l’hypothèse des déterminants psychologiques du complotisme est exacte, on peut se demander quelle est la nature de ces déterminants. Les études indiquent que le complotisme est un mode de connaissance irrationnel, faisant appel à des mécanismes cognitifs particuliers, appelés « biais », qui court-circuitent la pensée logique et analytique.
Le complotisme, un mode de connaissance biaisé
Il n’est donc pas étonnant de constater l’existence d’une corrélation importante entre l’adhésion au complotisme et le rejet de la science.
La théorie du complot, aux antipodes de la théorie scientifique
Pour le philosophe des sciences Karl Popper, qui a introduit l’expression « théorie du complot » dans les années 1940, une théorie est scientifique si elle peut être réfutée, ou « falsifiée » par l’expérience. Or les croyances conspirationnistes se présentent comme des vérités ultimes, à l’image des croyances religieuses ou sectaires. Elles n’ont pas besoin d’être démontrées et s’accommodent fort bien de l’absence de preuves.
Par exemple, après les élections présidentielles américaines de 2020, l’échec des tentatives judiciaires de l’équipe de Donald Trump pour essayer de démontrer l’existence d’une soi-disant fraude électorale massive n’a pas mis fin au soupçon de complot. Il l’a au contraire renforcé, en incluant le système judiciaire dans la spirale complotiste. S’il n’y a pas de preuves, c’est parce que les juges n’ont pas le courage de dire la vérité. Ainsi, pour le complotiste, l’absence de preuve devient la preuve même de l’ampleur du complot. Elle nourrit la croyance au lieu de la réfuter.
Le complotisme ne connaît pas la causalité ni les probabilités
La pensée complotisme ne s’embarrasse pas non plus des lois de la causalité. Ainsi, elle confond allègrement corrélation et relation de cause à effet. Deux phénomènes peuvent survenir en même temps sans que l’un soit à l’origine de l’autre. Ainsi, le retour des cigognes au début du printemps coïncide avec une hausse du nombre de naissances. Doit-on pour autant en déduire que ces oiseaux migrateurs assurent la livraison des nouveaux-nés ?
Plusieurs études montrent ainsi que la tendance à donner du sens à des signes aléatoires ou à croire aux phénomènes paranormaux facilite l’adhésion aux théories du complot.
Dans la même absence de logique, une étude a montré que les individus susceptibles d’adhérer aux croyances conspirationnistes étaient plus enclins à faire des erreurs de conjonction (conjunction fallacy). Cette erreur consiste à surévaluer la probabilité que deux événements indépendants surviennent en même temps.
L’erreur de conjonction: le problème de Linda
Linda a 31 ans, elle est célibataire, franche et très brillante. Elle possède une maîtrise de philosophie. Étudiante, elle se montrait très préoccupée par les questions de discrimination et de justice sociale. Elle participait aussi à des manifestations antinucléaires. Selon vous, Linda a-t-elle plus de chance d’être :
- Guichetière dans une banque.
- Guichetière dans une banque et active dans le mouvement féministe
La plupart des gens choisissent la proposition 2, alors que c’est la moins probable. En effet, la probabilité de co-occurrence de deux phénomènes est toujours plus faible que celle de la survenue d’un seul des deux phénomènes (d’après Tversky & Kahneman, 1983).
Les biais cognitifs au service du complotisme
La recherche a ainsi mis en évidence un lien entre une tendance à l’adoption de théories du complot et le recours massif à des biais cognitifs. Parmi ces biais, citons l’illusion de conjonction déjà mentionnée. Mais également l’illusion de corrélation, le biais de confirmation, le biais de proportionnalité, le biais de saut aux conclusions ou encore le biais d’intentionnalité.
Ces biais constituent des routines automatisées du traitement cognitif de l’information. Ils ont pour fonction de faire gagner du temps au cerveau en lui évitant une analyse logique systématique, énergivore sur le plan des ressources attentionnelles. Malheureusement, ce traitement superficiel se fait souvent au détriment de la précision.
Ainsi, la pensée conspirationniste s’affranchit la plupart du temps de la critique et de l’analyse. Inversement, stimuler la pensée analytique permet de diminuer les croyances complotistes. C’est ce qu’ont montré Viren Swami et son équipe, du département de Psychologie de l’Université de Westminster, en Grande Bretagne (Swami et al., 2014), de manière expérimentale. Ces chercheurs ont utilisé pour cela une tâche de disfluence cognitive (cognitive disfluency). Il s’agit d’une tâche qui nécessite un effort considérable dans le traitement de l’information.
Stimuler la penser analytique pour lutter contre la théorie du complot?
Répartis en deux groupes homogènes, les 189 sujets de l’étude devaient remplir une série de questionnaires. L’un d’entre eux mesurait leur niveau général d’adhésion aux théories du complot. Les autres questionnaires avaient pour but de distraire les sujets quant à l’objectif réel de l’étude. La seule différence entre les deux groupes résidait dans la police de caractère utilisée dans des questionnaires. Pour le premier groupe, le groupe de contrôle, il s’agissait d’une police facile à lire (Arial noir). Alors que pour le second, placé en situation de disfluence cognitive, les questionnaires utilisaient une police difficile à lire (Brush Script MT gris).
Les résultats ont montré que les sujets du second groupe avaient un niveau de croyance aux théories du complot significativement plus réduit que ceux du premier groupe. Les auteurs de l’étude interprètent ce résultat par le fait que la situation de disfluence cognitive mobilise la pensée analytique ainsi que les ressources attentionnelles. Cela conduit à un traitement beaucoup moins automatisé de l’information.
Par conséquent, un traitement plus analytique de l’information permettrait d’inhiber les biais cognitifs et les raccourcis de pensée sur lesquels reposent les croyances complotistes. Il permettrait également de mieux déceler les erreurs de logique qu’elles contiennent.
Un autre courant de recherche s’est intéressé au lien possible entre la personnalité et l’adhésion aux théories conspirationnistes. En effet, ces croyances sont très stables dans le temps. Les chercheurs ont donc fait l’hypothèse que cette stabilité reposait sur des traits de personnalité particuliers.
Complotisme et psychologie de la personnalité : y a-t-il un « profil complotiste » ?
Pourtant, les études conduites afin de tester cette hypothèse ont donné des résultats mitigés. Par exemple, une récente méta-analyse portant sur 96 études n’a montré aucune corrélation significative entre les dimensions du test de personnalité Big Five (ou OCEAN), très prisé des psychologues, et l’adhésion aux théories du complot. Ainsi, les outils actuels de mesure des traits de personnalité ne permettent pas de caractériser une « personnalité complotiste » type. Peut-être tout simplement parce qu’une telle personnalité n’existe pas.
Au contraire, on observe une corrélation de certains traits psychopathologiques avec la tendance à endosser la théorie du complot.
Psychopathologie du complotisme : paranoïa, schizotypie, machiavélisme
Ainsi, par exemple, une étude a montré que l’anxiété est un excellent prédicteur de l’adoption de théories conspirationnistes. Il en est de même pour l’attachement anxieux ainsi que les troubles dépressifs. Selon une autre étude, toutes les facettes d’un test du DSM-5, visant à diagnostiquer les troubles de la personnalité, manifestent des associations positives, moyennes à importantes, avec les croyances complotistes.
Lorsqu’on pense à des pathologies en rapport avec le conspirationnisme, la paranoïa vient tout naturellement à l’esprit. Les observations montrent effectivement l’existence d’un lien entre les idéations paranoïdes et les croyances complotistes.
Pourtant, les choses ne sont pas si simples. En effet, pour l’individu paranoïaque, la conspiration est dirigée vers sa propre personne et provient de l’ensemble de son entourage. Au contraire, la croyance conspirationniste présuppose un complot à l’échelle nationale ou internationale. Ce complot serait dirigé contre une large population, mais fomenté par un petit groupe de personnes. Il est donc important de bien distinguer le complotisme de l’idéation paranoïde.
D’autres études ont mis en évidence le lien entre le complotisme et le trouble de la personnalité schizotypique. Ce dernier partage des caractéristiques avec l’idéation paranoïde. Comme par exemple une suspicion exacerbée, l’existence de pensées persécutoires, le recours à la pensée magique ou à un ensemble de croyances inhabituelles. Ce trouble représente donc un terreau fertile, propice à l’éclosion de pensées complotistes.
Les croyances conspirationnistes et le côté obscur de la personnalité
Les traits de personnalité noirs sont également associés au complotisme. Il faut entendre par « traits noirs » un ensemble de traits de personnalité socialement indésirables. Leur fréquente association a conduit les chercheurs à définir les termes de « triade noire » (machiavélisme, narcissisme et psychopathie) et de « tétrade noire » (machiavélisme, narcissisme, psychopathie et sadisme) pour les évoquer. Sur le plan comportemental, ces traits prédisent une tendance à être centré sur soi-même ainsi qu’à exploiter, manipuler et dominer autrui. Ils sont également liés à un manque d’empathie et à de la violence comportementale.
« La croyance que rien ne change provient soit d’une mauvaise vue, soit d’une mauvaise foi. La première se corrige, la seconde se combat »
Nietzsche, Fragments posthumes
Ainsi, par exemple, une étude menée auprès de 564 Polonais a montré que chacune des trois facettes de la triade noire étaient associée à une théorie complotiste expliquant l’émergence du COVID-19.
Les recherches menées auparavant sur chacune de ces trois facettes, indépendamment les unes des autres, avaient déjà conduit à des résultats similaires. En ce qui concerne la facette du narcissisme, cela ne doit pas étonner.
Le narcissisme, un excellent candidat au complotisme
En effet, le narcissisme se caractérise par la perception d’un soi (self) grandiose et un besoin de validation externe. Les individus narcissiques sont ainsi excessivement préoccupés par la manière dont ils sont perçus par leur entourage. Or, comme le rappelle la chercheuse Aleksandra Cichocka, de l’École de Psychologie de l’université de Kent en Grande-Bretagne, l’écart entre la perception excessivement positive d’eux-même et l’image souvent négative renvoyée par leur entourage conduit les individus narcissiques à percevoir cet entourage comme intentionnellement malveillant. Cette perception alimente donc chez eux une vision paranoïaque du monde. Ses travaux ont ainsi montré que le narcissisme était un solide prédicteur du complotisme (Cichocka et al., 2015).
La chercheuse britannique a également montré le lien entre ce type de croyance et une faible estime de soi. Il ne serait donc pas étonnant d’observer une plus forte adhésion aux théories du complot dans la variante « vulnérable » du narcissisme. En effet, celle-ci se distingue de la variante « grandiose » par un certain nombre de caractéristiques susceptibles de faciliter les croyances complotistes. Parmi celles-ci, citons la faible estime de soi, un niveau d’anxiété élevé et une peur du rejet. Le narcissisme vulnérable se caractérise également par un biais d’attribution hostile (HAB). Il s’agit d’une tendance à supposer une intention hostile de la part d’autrui dans des situations non menaçantes, neutres ou ambiguës.
A lire aussi: Narcissisme pathologique, le côté obscur de la personnalité
Mentionnons enfin deux autres caractéristiques du narcissisme susceptibles de jouer un rôle dans l’adhésion à une vision conspirationniste. La première est la tendance de l’individu narcissique à blâmer autrui et le rendre responsable de ses propres échec. Cette stratégie lui permet de maintenir une perception de soi parfaite et infaillible. La sirène conspirationniste peut alors apparaître comme une solution idéale face à l’échec personnel, pour un individu narcissique.
La seconde caractéristique pouvant jouer un rôle est la perception d’un soi (self) unique et spécial. En effet, Anthony Lantian et son équipe, du laboratoire de psychologie sociale de l’Université de Nanterre, ont montré que le fait de se sentir unique prédisposait à l’adhésion aux théories du complot (Lantian et al., 2017). Ils expliquent ce phénomène par l’impression qu’ont les individus « uniques » de détenir ainsi des informations rares, non conventionnelles et de haute valeur, ignorées du reste de la population.
Pour le chercheur de Nanterre, il n’est pas impossible que les diverses caractéristiques du narcissisme s’additionnent pour expliquer cette forte propension chez les personnes narcissiques à adhérer aux théories du complot.
Quelles sont les fonctions psychologiques du complotisme ?
Cependant, en matière de croyances conspirationnistes, la pathologie est l’exception plutôt que la règle. Alors comment expliquer cette inclination pour l’immense majorité des individus non « pathologiques »? Pour Karen Douglas, psychologue spécialiste de la croyance aux théories du complot, les personnes endossent des théories conspirationnistes lorsque ces dernières « promettent de satisfaire d’importantes motivations d’ordre psychologique et social » (Douglas et al., 2019)
Selon elle, les motivations qui conduisent les individus à recourir à de telles croyances sont de trois types : épistémique, existentiel et social.
Les motivations épistémiques du complotisme : un besoin de consistance cognitive
Par « épistémique », il faut entendre la manière dont un individu s’y prend pour connaître, comprendre et interpréter son environnement. Selon Karen Douglas, la théorie du complot permet de protéger les croyances individuelles face à l’incertitude et à la contradiction. Cela permet ainsi de préserver la consistance cognitive de l’individu.
Ainsi, par exemple, en discréditant les arguments, en particulier scientifiques, en faveur de la vaccination, la théorie du complot permet le maintien d’une croyance du type « les vaccins sont dangereux ».
Les théories de la consistance cognitive postulent que l’individu cherche à maintenir un état d’équilibre et d’harmonie entre ses différentes opinions, croyances, connaissances, etc. Dans le cas contraire, cela entraîne une situation d’inconfort qui le pousse à retrouver rapidement une situation d’équilibre.
Trouver des explications causales aux événements extérieurs participe activement à cet équilibre. A condition toutefois que ces explications soient en accord avec l’univers cognitif de l’individu. Ce travail d’ajustement se fait parfois au détriment de la précision, et met en jeu les biais cognitifs mentionnés précédemment.
Petit lexique des biais cognitifs du complotisme
- Le biais d’intentionnalité (Rosset, 2008): tendance à surestimer les causes intentionnelles des événements
- La corrélation illusoire (Chapman, 1967): tendance à percevoir une corrélation entre deux événements qui ne sont pas ou peu corrélés
- Le biais de confirmation (Wason, 1960): tendance à privilégier ce qui confirme nos croyances et à rejeter ou ne pas prêter attention à ce qui les infirme.
- Le saut aux conclusions: tendance à juger ou décider sans avoir les éléments objectifs suffisants
- L’erreur de conjonction: tendance à surévaluer la probabilité que deux événements indépendants surviennent en même temps
- Le biais de proportionnalité : tendance à attribuer des petites causes aux événement insignifiants et de grandes causes aux grands événements
Les motivations existentielles du complotisme : se sécuriser dans un monde incertain
Pour Karen douglas, les gens se tournent également vers les théories du complot lorsque leurs besoins existentiels sont menacés. Le complotisme agit alors comme une forme de compensation, ayant pour fonction de rassurer et de sécuriser.
Ainsi, par exemple, les croyances conspirationnistes permettent à l’individu de regagner du contrôle sur son environnement. Car elles lui donnent l’impression qu’il possède une connaissance plus exacte de cet environnement. Elles lui donnent également l’illusion de pouvoir détecter les individus dangereux et manipulateurs.
Les études menées semblent confirmer cette fonction de sécurisation du complotisme. En effet, elles montrent que le recours à la théorie du complot est lié au sentiment d’impuissance et de perte de contrôle. Inversement, lorsqu’on provoque expérimentalement un sentiment contrôle chez des sujets, cela réduit leur niveau d’adhésion aux croyances conspirationnistes.
« Douter de tout ou tout croire, ce sont deux solutions également commodes, qui l’une et l’autre nous dispensent de réfléchir »
Henri Poincaré, La Science et l’Hypothèse
Paradoxalement, les recherches semblent indiquer que le complotisme échoue à satisfaire les besoins existentiels de l’individu. Bien au contraire, l’exposition expérimentale à des théories du complot diminue le sentiment d’autonomie et de contrôle des sujets. Elle diminue également leur capacité à agir.
Les motivations sociales du complotisme : eux vs nous
Enfin, l’individu doit satisfaire des besoins sociaux. Pour ce faire, il doit maintenir une image positive de son groupe d’appartenance. Le complotisme offre donc une voie toute tracée pour assurer cette fonction. En effet, dénigrer un groupe extérieur permet de maintenir l’image positive de son propre groupe, par contraste. Cela permet également de le rendre responsable des échecs de son propre groupe. Les chercheurs qualifient de « narcissisme collectif » ce type de défense.
Ainsi, les recherches ont montré que ce narcissisme collectif était à l’origine d’une augmentation des croyances complotistes durant la campagne électorale de 2016 aux États-Unis. Et ce, indépendamment de l’orientation politique.
Ce même mécanisme permet d’expliquer la prévalence de tendances complotistes dans les communautés qui se perçoivent comme victimisées ou défavorisées. Pour des raisons économiques ou ethniques, par exemple. Ainsi, les Noirs américains sont plus à même d’adhérer à des croyances conspirationnistes afin d’expliquer la faiblesse de leur condition économique et le dénigrement de leurs droits.
Le complotisme est également utilisé de manière conjoncturelle. Pour certains chercheurs, il constitue ainsi la « théorie des perdants ». Une étude portant sur des articles du New York Times publiés entre 1890 et 2010 montre ainsi une récurrence du recours à la théorie du complot, aussi bien du côté démocrate que républicain, pour attribuer au camp adverse la responsabilité de la défaite électorale.
A ce titre, l’élection de 2020 ne fait pas figure d’exception. Les supporters de Donald Trump, frustrés de leur défaite, se sont repliés sur la croyance complotiste d’un « vol des élections » et d’une « fraude massive ». Avec d’autant plus de facilité que cette théorie du complot leur a été servie sur un plateau par Trump lui-même, ainsi que quelques acolytes républicains loyalistes ou carriéristes.
Le complotisme: une boîte de Pandore
Le complotisme doit donc être envisagé, tant au niveau individuel qu’au niveau collectif, comme un moyen d’adaptation à un contexte menaçant ou changeant. Une forme de compensation permettant à l’individu ou au groupe de se rassurer et de comprendre son environnement.
Certains chercheurs inspirés par la psychologie évolutionniste, tels que Jan Willem van Prooijen et Mark van Vugt, n’hésitent pas à pousser encore plus loin l’hypothèse adaptative. En effet, selon eux, « les croyances conspirationnistes font partie d’un mécanisme psychologique évolué spécialisé dans la détection des coalitions dangereuses » (Prooijen & Vugt, 2018). La théorie du complot s’activerait ainsi lors de la présence de certains indices menaçants. Elle conduirait alors à la mise en place de stratégies destinées à contrer les complots potentiels.
Car certes, les complots existent. Il est souhaitable de pouvoir les prévoir et les dénoncer. Cependant, même si l’on peut trouver quelque intérêt adaptatif au complotisme, force est de constater que le rapport coût-bénéfice de la pensée complotiste n’est pas à l’avantage de l’individu ni du groupe.
En effet, non seulement la théorie du complot ne parvient pas à satisfaire les besoins psychologiques de l’individu. Mais elle représente la plupart du temps un danger sur le plan sanitaire et social, sans compter l’incalculable violence politique qu’elle peut engendrer. Car le complotisme peut aussi tuer.
Épilogue
Le 6 janvier 2021, à Washington, la militante pro-Trump Ashli Babbitt et l’officier de police Brian Sicknick ont perdu la vie. L’une, au nom de sa croyance, victime d’un tir défensif, l’autre, dans l’exercice de son métier, tué à coup d’extincteur. Tous deux ont été les victimes collatérales d’une théorie du complot, fabriquée de toutes pièces à partir d’un mensonge, par un président sans scrupule que la réalité dérange (voir à ce sujet l’excellent article du New York Times).
Mike Hughes est une autre victime du complotisme. Cet Icare des temps modernes s’était élancé le 22 février 2020 à bord d’une fusée artisanale pour vérifier de ses propres yeux que la Terre était plate. Il n’a pas eu le temps de toucher les étoiles. Au moment du décollage, les parachutes de son engin se sont inopinément détachés. La suite de l’histoire est une question de physique newtonienne. La Terre lui a rappelé comment la force de gravité exercée par un corps sphérique ralentit le vol ascensionnel et ramène inexorablement l’imprudent au sol… aussi vite qu’il est parti.
Jean-François Lopez, psychologue
Merci à JP Damier pour son aimable relecture
6 réflexions au sujet de « Le complotisme: comment l’esprit subvertit la réalité »
Bonjour, je viens de terminer la lecture de votre article … je le trouve admirable, d’une grande justesse, d’une grande finesse, et dénote un esprit fin, et d’une grande intelligence . J’y ai puissé des éléments de réponses , face à mon incompréhension devant le phénomène qui consiste à dénier à ce point la réalité .
Merci à vous . Vos patients sont chanceux …
Article très intéressant et bien structuré, avec une richesse de sources, études scientifiques et dictons subtiles. Merci à vous de partager votre savoir et compréhension du complotisme en particulier à travers l’éclairage du narcissisme.
Une collègue blaisoise.
Excellent et je le partage très largement . Nous avons besoin de gens comme vous . Merci de nous faire réfléchir !
L’article que j’attendais! Enfin quelque chose qui va plus loin que les critiques habituelles qui n’analysent rien et se contentent de constater le problème. Dommage que ces éléments ne soient pas plus souvent mis en avant dans les débats publiques.
Merci pour cet article qui tente d’expliquer le « pourquoi » du complotisme .
Cela m’aide à comprendre un couple de proches partis vers cette mouvance et qui ont rompu avec nous (insensibles à leurs avertissements).
Après le pourquoi? notre deuxième questionnement est que faire?
Merci pour cet article très intéressant. Je pense néanmoins qu’on peut émettre des doutes sur un sujet ou l’autre sans être complotiste ou narcissique pour autant. C’est fort réducteur. Ce n’est pas parce qu’on est d’un avis différent ou qu’on doute qu’on est forcément « pour » l’avis opposé ! Avoir un avis différent peut être constructif.
Chacun doit donc pouvoir conserver sa liberté de penser, et être libre de poser un choix et même de changer d’avis ! L’erreur est humaine.
Les commentaires sont fermés.