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Le narcissisme est devenu un phénomène de société. On interprète la profusion de selfies, la sur-utilisation des réseaux sociaux par la génération Y ou l’abondance d’ouvrages sur les « pervers narcissiques » comme les signes d’une prolifération du narcissisme dans les sociétés occidentales individualistes. A tel point que certains chercheurs n’hésitent pas à évoquer l’idée d’une « épidémie narcissique ». Mais qu’entend-on véritablement par narcissisme ? Enquête sur un côté obscur de la personnalité.
Comme la créature de Frankenstein ou le Golem, les concepts de psychologie clinique échappent souvent à leur créateur. Ainsi en fut-il, à une autre époque, de l’hystérie. Sous l’influence des travaux de Charcot ainsi que de Bernheim, elle devint, à partir de la fin du 19e siècle, une maladie psychique touchant essentiellement les femmes. Le terme « hystérie » est depuis passé dans le vocabulaire courant, alors qu’il a complètement disparu des manuels diagnostiques de psychiatrie et de psychologie clinique.
Le narcissisme pathologique : histoire d’un concept
C’est aussi le cas du substantif ou adjectif « narcissique », depuis longtemps déconnecté de son sens clinique initial. Il est devenu une manière péjorative de qualifier l’autre et d’évoquer une expérience relationnelle destructrice. Ou encore un simple synonyme d’« égoïste », bien loin de la pathologie qu’il est censé désigner.
Pourtant, ce caractère pathologique est déjà présent dans le mythe grec, popularisé par Ovide dans les Métamorphoses. Après avoir rejeté les avances de la nymphe Écho, Narcisse tombe amoureux de son reflet en regardant dans une source à laquelle il vient s’abreuver. Il ne peut se détacher de cette image et finit par en mourir. Un amour excessif de soi et une incapacité à aimer autrui, voire un mépris d’autrui, posent les bases du narcissisme pathologique.
Le bon et le mauvais narcissisme
Il faut attendre la fin du 19e siècle pour voir apparaître le narcissisme dans le champ de la psychiatrie. Havelock Ellis, Otto Rank et Paul Näcke insistent sur le caractère morbide du narcissisme. Il est attaché à un type particulier de personnalité et se manifeste entre autre par un amour exclusif et excessif de soi et une forte activité masturbatoire selon Havelock Ellis. En ce sens, il est une forme de perversion. Au contraire, Freud, dans un article daté de 1914 et intitulé Sur le Narcissisme, distingue le narcissisme pathologique d’un narcissisme plus adaptatif, nécessaire au développement et à la construction de l’identité, ou soi (self), de l’individu.
La recherche sur le narcissisme pathologique prend véritablement son essor à la fin des années 60, aux États-Unis. Deux psychanalystes américains d’origine autrichienne, Otto Kernberg et Heinz Kohut consacrent en effet une grande partie de leurs travaux à ce trouble. Bien que divergeant sur certains aspects, ces deux psychanalystes s’accordent pour considérer le narcissisme pathologique comme un défaut de construction du self au cours du développement de l’individu, le conduisant par la suite à percevoir ce self comme grandiose et excessivement positif.
Quelques années plus tard, en 1980, la troisième version du Manuel diagnostique et statistique des maladies mentales (DSM-III), l’outil de référence de l’Association américaine de Psychiatrie (APA), fait entrer le narcissisme pathologique dans la catégorie des troubles de la personnalité.
Le mythe du « pervers narcissique »
Au même moment, en France, le psychanalyste Paul-Claude Racamier introduit dans un article de la Revue française de Psychanalyse l’expression « perversion narcissique ». A cette époque, Lacan règne en maître sur la discipline. Se payer de mots est alors la garantie du succès dans les cénacles de psychanalystes parisiens, abstraction faite de la pratique clinique. Car jamais aucun pervers narcissique ne s’est allongé sur le divan de Racamier. Cette expression, née d’élucubrations théoriques, aura une postérité désastreuse.
Sa popularité, amplifiée par un livre de la psychiatre Marie-France Hirigoyen paru en 1998, intitulé Le Harcèlement moral, est en effet devenue inversement proportionnelle à son intérêt clinique. A tel point qu’aujourd’hui tout le monde parle du « pervers narcissique », sauf les psychologues et les psychiatres. Le terme fait la couverture des magazines féminins et l’on compte des dizaines d’ouvrages sur le sujet. Phénomène de mode? Pas seulement, car nombreux sont les témoignages de celles qui ont croisé le monstre sur leur route. En effet, ses victimes sont des femmes, car l’expression porte en elle un présupposé de genre : le pervers narcissique est un homme. A tel point qu’il n’est pas rare de rencontrer, en consultation, un patient qui demande fébrilement l’expertise du psychologue par crainte d’être lui-même un « pervers narcissique ».
Le pervers narcissique inconnu
Pourtant, le pervers narcissique demeure un être énigmatique. On ne le trouve dans aucun manuel de psychologie ni de psychiatrie digne de foi. Il n’apparaît dans aucun article de recherche, ne répond à aucune description clinique et n’a pas d’existence en dehors de l’hexagone. L’expression « pervers narcissique » est d’ailleurs parfaitement intraduisible dans une autre langue. Bref, le pervers narcissique n’existe pas vraiment. C’est un mythe qui appartient définitivement à la pop culture française et à une psychanalyse devenue obsolète.
Ne serait-il alors pas préférable de se débarrasser une fois pour toute de cette malheureuse expression plutôt que de continuer à faire vivre ce Golem de poussière ?
La recherche et les articles scientifiques sur le narcissisme ne manquent pourtant pas. Au contraire, leur nombre s’est accru de manière exponentielle ces dernières années.
Qu’est-ce que le narcissisme pathologique ?
Deux courant de la recherche en psychologie s’intéressent au narcissisme. Du côté de la psychologie sociale, on envisage le narcissisme comme un trait. On entend par trait une disposition de la personnalité, selon la définition qu’en a donné le psychologue G. W. Allport dans les années 30. A ce titre, le narcissisme est une caractéristique individuelle « normale », stable, indépendante du contexte et mesurable. Il est ainsi défini comme un continuum sur lequel chaque individu prend place, alors doté d’une plus ou moins grande quantité de narcissisme. On qualifiera de « narcissiques » les individus qui ont un niveau de narcissisme particulièrement élevé, ce qui pose problème.
Au cœur du narcissisme pathologique
Du côté de la psychologie clinique, héritière de la psychiatrie, c’est l’aspect pathologique qui fait l’objet des recherches. Cette approche considère le narcissisme comme un trouble de la personnalité. Il s’agit ainsi d’un mode de fonctionnement persistant dans le temps, qui se de met en place à la fin de l’adolescence ou au début de l’âge adulte. Il entraîne des dysfonctionnements sur le plan cognitif, émotionnel, comportemental et dans les relations avec autrui.
C’est ainsi qu’au cœur du narcissisme pathologique, on trouve trois principales caractéristiques.
L’auto-promotion de soi
« Je suis très intelligent. Certains diront même que je suis très, très, très intelligent »
Donald Trump, Fortune, 03/04/2000
La première de ces caractéristiques est la perception exagérée que les narcissiques ont de leur propre importance. Ils se considèrent comme supérieurs aux autres, en particulier dans des domaines tels que l’intelligence, la créativité ou l’attraction physique. D’autre part, les narcissiques surestiment leurs capacités et leurs réussites, et évaluent leurs performances dans des termes exagérément positifs. Ils cherchent également les opportunités sociales leur permettant de se mettre en valeur. Convaincus de leur supériorité et d’être des personnes « spéciales », ils sont aussi persuadés de mériter plus que les autres et plus que ce qu’ils possèdent déjà. Ils s’attendent ainsi à bénéficier d’un traitement de faveur. Les autres leur doivent respect, attention et services, sans obligation de réciprocité. Leurs attentes exagérées étant souvent déçues, ils y répondent par des représailles, sous forme de manifestations d’hostilité, de colère et d’agressivité.
Un besoin insatiable d’admiration
L’admiration est la drogue du narcissique et sa recherche effrénée constitue la deuxième caractéristique du narcissisme pathologique. Elle se traduit par un besoin constant de se faire remarquer et de capter l’attention. Ainsi que par la tendance à vouloir dominer les conversations et à impressionner, parfois jusqu’à la provocation. C’est pourquoi les narcissiques sont souvent perçus comme ayant un charme superficiel et une grande assurance lors d’une première rencontre. Il font donc une première bonne impression. Sur le plan social, ils sont à l’affût de rôles qui leur confèrent un statut élevé et une position de leadership.
Dans les relations intimes, ils préfèrent fréquenter des partenaires ayant un haut niveau de popularité ou qui sont physiquement attractifs. Ils cherchent à bénéficier du rayonnement que leur procure la relation avec des personnes ayant un statut social élevé. La question du narcissique n’est ainsi pas de savoir si tel partenaire a les qualités requises pour construire dans le temps une relation intime épanouissante. Mais plutôt si ce partenaire sera capable de satisfaire son besoin d’admiration et de valider sa perception grandiose de soi.
Ce besoin insatiable d’attention, d’admiration et de respect est avant tout un besoin de validation sociale. Il témoigne de la fragilité de la « supériorité » et de l’estime de soi du narcissique. La recherche d’admiration et de validation apparaît donc comme une tentative permanente de réassurance. Il s’agit pour le narcissique de chercher à combler une estime de soi défaillante et maintenir un sentiment de supériorité. Tel Sisyphe condamné à monter son rocher en haut d’une colline pour le voir dégringoler de nouveau, le narcissique passe son existence à rechercher désespérément la confirmation définitive de sa qualité d’être supérieur.
Antagonisme interpersonnel : hostilité et exploitation d’autrui
Malheureusement pour l’entourage du narcissique, il s’agit bien souvent d’un « jeu à somme nulle », comme le soulignent S. Thomaes et ses collègues, de l’université d’Utrecht (Thomaes et al., 2018). S’il y a un gagnant, il y a également un perdant. Ainsi, le maintient du sentiment de supériorité du narcissique se fait souvent au détriment d’autrui. L’antagonisme relationnel constitue pour cette raison la troisième caractéristique du narcissisme pathologique.
En effet, une des stratégies employée par les narcissiques pour maintenir leur sentiment de supériorité est de dénigrer autrui et de diminuer ses réussites. C’est pourquoi les narcissiques sont extrêmement critiques et moralisateurs vis-à-vis de leur entourage. Ils entretiennent d’ailleurs des relations souvent conflictuelles avec cet entourage. Ainsi, s’ils bénéficient d’une première bonne impression, leur popularité d’étiole au fil du temps. Il n’est pas rare que les narcissiques finissent par être rejetés par leur entourage.
Dans des situations de compétition, ils manifestent des comportements hostiles. Ils cherchant à argumenter pour asseoir un point de vue souvent inflexible. Les proches relatent souvent des discussions interminables initiées par les narcissiques. Le but ultime de ces discussions est le contrôle de l’interlocuteur et le maintien d’une forme de domination relationnelle.
L’exploitation d’autrui
Le manque d’empathie caractérise également d’un narcissisme élevé. Il conduit les narcissiques à instrumentaliser et exploiter leur entourage. Ils sont ainsi prompts à manipuler et utiliser les autres pour satisfaire leurs besoins. Ils perçoivent leurs relations comme un tremplin leur permettant d’atteindre des objectifs d’auto-promotion et leur assurant admiration et attention.
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C’est en particulier le cas dans les relations amoureuses. L’individu narcissique s’engage peu dans la relation et se laisse l’opportunité de faire des rencontres en dehors du couple. Il suscite ainsi volontairement, par son comportement, de la jalousie chez son partenaire. Cette induction de jalousie relève d’une stratégie dont l’objectif principal est de maintenir un contrôle et une domination sur le partenaire. On comprends alors pourquoi les relations amoureuses des narcissiques ont tendance à ne pas durer dans le temps. Cela n’empêche pas les narcissiques de chercher à conserver des relations avec leurs « ex », afin de profiter d’avantages matériels et se ménager la possibilité d’un éventuel retour.
Les différents types de narcissisme pathologique
En 1991, Paul Wink, psychologue à l’université Berkeley de Californie, a mis en évidence l’existence de deux sous-types de narcissisme. Il les a nommé narcissisme grandiose et narcissisme vulnérable. Les psychanalystes Kohut et Kernberg avaient déjà repéré l’existence de ces deux variantes, ouverte (overt narcissism) et cachée (covert narcissism).
Le premier sous-type est le plus connu du grand public et le plus étudié. Il est associé à une forte estime de soi, un sentiment de supériorité, un comportement extraverti, une forte agressivité, un charme superficiel ainsi qu’une recherche de statut et de pouvoir. Le narcissique grandiose montre une sensibilité particulière à l’échec personnel. Il relate par ailleurs un niveau de satisfaction important concernant sa vie en général.
« Je suis la personne la plus prospère à s’être jamais présentée à une élection, de loin. Personne n’a jamais été aussi couronné de succès que moi »
Donald Trump, Des Moines Register, 02/06/2015
Au contraire, le narcissisme vulnérable se caractérise par une hypersensibilité au rejet et au regard d’autrui. Il est associé à une attitude défensive, une tendance au retrait social et à l’introversion, et un style d’attachement insécure. Par ailleurs, il est lié à de nombreux signes de psychopathologie. Colère, anxiété, syndrome de l’imposteur, faible estime de soi, dépression, représentations négatives de soi constituent un cortège de troubles accompagnant le narcissisme vulnérable. Il partage enfin certains traits avec le trouble de la personnalité borderline, comme l’impulsivité, l’existence d’un sentiment de honte ou de vide intérieur.
Le trouble de la personnalité narcissique selon le DSM
Le narcissisme grandiose semble ainsi plus adaptatif et moins « dysfonctionnel » que le narcissisme vulnérable. Jusqu’à un certain point cependant. En effet, à des niveaux élevés, il devient également pathologique et constitue le trouble de la personnalité narcissique. Ce trouble est décrit par les manuels de psychiatrie tels que le DSM-5 ou la CIM-11. A ce niveau de narcissisme, on observe une confusion des deux sous-types, ou bien des oscillations, selon les circonstances, entre les modes grandiose et vulnérable.
Pour établir le diagnostic de trouble de la personnalité narcissique, le sujet doit présenter au moins cinq des symptômes suivants :
1. Avoir un sens grandiose de sa propre importance (par exemple, le sujet surestime ses réalisations et ses capacités, s’attend à être reconnu comme supérieur sans avoir accompli quelque chose en rapport)
2. être envahi par des fantasmes de succès illimité, de pouvoir, de splendeur, de beauté ou d’amour idéal
3. S’imaginer être « spécial » et unique et ne pouvoir être admis ou compris que par des institutions ou des gens spéciaux et de haut niveau
4. Avoir un besoin excessif d’admiration
5. Penser que tout lui est dû : le sujet s’attend sans raison à bénéficier d’un traitement particulièrement favorable et à ce que ses désirs soit automatiquement satisfaits.
6. Exploiter l’autre dans les relations interpersonnelles : utiliser autrui pour parvenir à ses propres fins
7. Manquer d’empathie : ne pas être disposé à reconnaître ou à partager les sentiments et les besoins d’autrui
8. Être envieux des autres, et croire que les autres l’envient
D’après DSM-5
Le narcissisme pathologique, un trait de personnalité noire
L’intérêt actuel pour le narcissisme s’inscrit dans une l’histoire de la psychologie et de la médecine. Depuis la physiognomonie de Johann Kaspar Lavater jusqu’à la tétrade noire, en passant par la phrénologie de Gall, la craniométrie de Broca et le « criminel-né » de Lombroso, il existe en effet une longue tradition hantée par le désir de caractériser et de comprendre scientifiquement le côté obscur de la personnalité humaine.
Aujourd’hui, cette tradition s’attache à mettre en évidence des traits de personnalité qualifiés de « noirs » ou « sombres » (dark personality traits). Ils s’agit de traits socialement indésirables, tel que le narcissisme, liés à des comportements antisociaux, transgressifs des normes sociales.
L’observation de corrélations entre le narcissisme et d’autres traits noirs a conduit certains chercheurs à penser qu’il était pertinent de les relier pour caractériser les personnalité dites « noires ». C’est ainsi que sont nés les concepts de triade noire (dark triad) en 2002, associant narcissisme, psychopathie et machiavélisme, puis de tétrade noire (dark tetrad), associant les trois précédents traits à celui de sadisme.
Le nombre d’études et de publications scientifiques sur le thème de la triade noire et de la tétrade noire ne cesse de croître depuis une quinzaine d’année, et l’on peut penser que la recherche sur le narcissisme pathologique a encore de beaux jours devant elle.
6 réflexions au sujet de « Narcissisme pathologique: le côté obscur de la personnalité »
Bonjour,
Très intéressant. Ca correspond à mon expérience. Mais il y a quelque chose que je ne comprends pas. Pourquoi est-il si difficile d’oublier une personne ayant ces caractéristiques quand l’histoire amoureuse avec elle est finie. Les effets sur les autres?
Bonsoir,
Le mécanisme est parfaitement décrit
Merci cet article est une aide précieuse à la compréhension de mon partenaire.
Comprendre mais pas excuser !
Bonjour, très intéressant merci !
Je cherche à comprendre s’il existe une voie intermédiaire entre les 2 sous-types de narcissismes qui produirait un personne grandiloquente et autocentrée mais pas dépourvue de générosité (plus que d’empathie) pour ceux qui jouent le jeu d’être inférieurs ou ceux qui sont considérés comme des alter-ego dans la supériorité. Une situation entre-deux qui génère un retard à l’identification du danger de la relation. Le caractère purement narcissique et dépourvu d’empathie n’apparaissant que lorsque la contrepartie tente de vivre au moins partiellement en dehors du contrôle du narcissique. Je pense notamment à des relations familiales où la situation se dégrade quand un enfant quitte le foyer, ou une partie de la famille déménage dans une autre région.
Merci !
Merci pour cet article très éclairant .
Merci pour ces explications la photo la personne que j ai connu la partage sur fb, en parlant d’amour , incroyable paradoxe qui démontre leur incapacité à ressentir le positif, l amour n est pas noir et ne peut être imagé par un personnage diabolique….
Bonjour,
Ça donne des frissons car on voit là posé noir sur blanc tout ce qu’on vit dans pouvoir le relater de manière cohérent ni de le combattre.. comment amener son partenaire vers la prise de conscience ou vers une consultation ? Merci beaucoup
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