Contagion émotionnelle et empathie: les mécanismes neurocognitifs en jeu

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La contagion émotionnelle a longtemps été envisagée sur le modèle microbien. Tel un virus, se transmettant rapidement et spontanément d’un individu à l’autre. La psychologie cognitive et les neurosciences nous apprennent qu’observer l’expression d’une émotion sur un visage entraîne une réaction mimétique automatique chez l’observateur. Cette réaction spontanée serait à la base de notre capacité à reconnaître les émotions. Mais également de la contagion émotionnelle ainsi que de l’empathie.

Qui n’a pas éclaté de rire en regardant quelqu’un avoir un fou rire ? Ressenti de la tristesse devant une personne en pleurs ? Éprouvé de la peur en regardant un visage terrifié, même dans les conditions de fausse réalité d’un film d’horreur ?

Le partage des émotions est une caractéristique de la vie en société. Il se manifeste dans les moments de fête, ou bien lorsque ces sociétés sont confrontées à des catastrophes. On observe alors des mouvements de panique liés à une contagion de la peur. Mais aussi des réactions d’empathie génératrices de comportements de solidarité.

Qu’est-ce que la contagion émotionnelle ?

La notion de contagion émotionnelle apparaît à la fin du XIXè siècle. Dans Germinal, Émile Zola décrit une journée de grève des mineurs de Marchiennes. La colère s’empare de la foule des mineurs et la transforme en une meute assoiffée de violence, qui pille, saccage et vocifère.

Gustave Le Bon, la contagion émotionnelle dans les foules

Zola puise son inspiration naturaliste dans l’actualité de son temps. Il en est de même pour la sociologie naissante de cette fin du XIXe siècle.

Or cette nouvelle science porte un intérêt tout particulier au phénomène des foules, dans un contexte social qui favorise l’émergence des premiers grands mouvements de révoltes ouvrières. C’est ainsi qu’apparaît, sous la plume d’auteurs tels que Gabriel Tarde, Alfred Espinas puis Gustave Le Bon, la notion de « contagion » des émotions dans les foules.

Dans sa Psychologie des Foules, dix ans après la publication de Germinal, Le Bon fait l’hypothèse que les foules « ne fonctionnent qu’à l’instinct, en fonction de l’émotion ». Selon lui, cette émotion se répand par contagion, à l’image des microbes, découverts quelques années plus tôt par Pasteur.

Quel est le mécanisme de cette contagion émotionnelle ? La socio-psychologie balbutiante de la fin du XIXè siècle ne prétend pas répondre à cette question. « La contagion est un phénomène aisé à constater, mais non expliqué encore » admet Gustave LeBon.

Une transmission d’états affectifs rapide et inconscient

Si l’intérêt pour les foules n’est plus d’actualité, la contagion émotionnelle reste un objet d’étude de la psychologie contemporaine. Aussi bien sur le plan théorique que sur le plan expérimental. Mais qu’est-ce que la contagion émotionnelle ?

Les psychologues la définissent comme le transfert d’états affectifs d’un individu à l’autre, de manière rapide et non consciente.

Souris ayant un comportement d'immobilisation (freezing), contagion émotionnelle de la peur
Réflexe d’immobilisation (freezing) chez une souris

La contagion émotionnelle n’est pas une spécificité humaine. Elle existe également chez de nombreuses espèces animales dotées d’une organisation sociale, en dehors des primates. Chez les souris, par exemple, la peur est contagieuse. Lorsqu’une souris observe ses congénères en train de recevoir des chocs électriques, elle se fige brusquement. Ce comportement d’immobilisation, désigné en anglais par le terme freezing, est une des trois réponses caractéristiques de l’animal à une menace extérieure. Les deux autres étant la fuite (flight) ou l’attaque (fight). D’autre part, ces comportements d’immobilisation sont d’autant plus importants que la familiarité entre la souris témoin et celles qui reçoivent les chocs est grande. Ainsi, la contagion émotionnelle traduit également l’affiliation, l’appartenance au groupe.

Les psychologues évolutionnistes soulignent le rôle joué par la communication émotionnelle dans la formation des premiers groupes humains. En effet, le partage des émotions devait favoriser et renforcer les liens au sein du groupe. Elle permettait également de communiquer rapidement des informations, facilitant ainsi la coordination des activités du groupe.

Contagion émotionnelle et survie du groupe.

Si l’on imagine une situation où un tigre à dent de sabre attaquait un chasseur, on comprend tout l’intérêt d’une contagion émotionnelle rapide. La peur se transmettait au groupe des chasseurs, permettant alors d’envoyer un signal à tous ses membres concernant la présence d’un danger. Et ce, avant la manifestation du danger en chair et en os. Elle offrait ainsi une garantie de survie pour le groupe entier.

La contagion émotionnelle apparaît donc comme un moyen de communication central du groupe, grâce à sa capacité à transmettre rapidement de l’information, lui permettant de répondre de manière appropriée à son environnement.

Selon cette hypothèse adaptative, la contagion émotionnelle devrait être facilitée pour les émotions liées à la détection d’une menace ou d’un danger, telles que la peur ou la colère. A contrario, une émotion comme la joie devrait avoir une « contagiosité » moindre.

La transmission automatique de la colère

Des chercheurs du Département des Sciences psychologiques de l’Université d’Indiana ont voulu tester cette hypothèse (Kelly et al., 2016). Les participants se répartissaient en deux groupes. Sous prétexte d’une tâche de reconnaissance émotionnelle, les sujets du premier groupe visionnaient des visages exprimant la colère. Quant à ceux de l’autre groupe, il visionnaient des visages exprimant la joie. Chaque participant devait ensuite remplir un questionnaire afin de mesurer son propre niveau de colère et de joie.

Sans trop de surprise, les sujets du groupe « colère » ressentaient plus d’émotion de colère que de joie. Inversement, les sujets du groupe « joie » éprouvaient plus de joie que de colère. Ce résultat a confirmé l’hypothèse de contagion émotionnelle. Mais, résultat plus étonnant, lorsqu’on ajoutait une charge cognitive (tâche de mémorisation fastidieuse) aux participants entre les visionnages, cela diminuait considérablement la « contagiosité » de la joie mais pas celle de la colère.

Les auteurs de cette étude en concluent que la colère est une émotion qui se transmet de manière automatique, contrairement à la joie. Ce résultat vient étayer la perspective évolutionniste selon laquelle les émotions indispensables à la survie du groupe doivent se transmettre le plus rapidement possible.

Les psychologues cognitivistes se sont intéressés de près à ce caractère « automatique » de la contagion émotionnelle. Il est au centre de la principale théorie explicative de la contagion émotionnelle. Cette théorie se base sur notre capacité à imiter spontanément les expressions du visage.

Les mécanismes de la contagion émotionnelle

Portrait de Charles Darwin, qui a écrit sur l'expression et le partage des émotions et l'empathie
Charles Darwin (1809-1882)

En 1872, Darwin publie L’expression des émotions chez l’homme et les animaux. Le père de la théorie de l’évolution y postule l’existence d’un nombre limité et d’émotions chez l’homme et chez l’animal. Selon lui, ces émotions se manifestent au travers d’expressions spécifiques du visage.

Ainsi, chaque émotion possède une « signature » visible, une expression, formée par la contraction ou le relâchement de muscles spécifiques du visage. Par exemple, la colère s’exprime par une contraction du muscle corrugateur du sourcil et du muscle releveur de la lèvre supérieure. Ainsi que par un relâchement du muscle zygomatique majeur. Au contraire, le sourire se traduit par une contraction du muscle zygomatique et un relâchement du muscle corrugateur.

Les jeunes et les vieux d’un très grand nombre de races, que cela soit chez les animaux ou les humains, expriment le même état d’esprit avec les mêmes mouvements

Darwin, L’expression des émotions chez l’homme et les animaux

Les micro-mouvements du visage, signes de la contagion émotionnelle

Lors d’une interaction en face à face, nous n’avons généralement pas conscience des petites variations dans l’expression du visage de notre interlocuteur. Cela ne signifie pas pour autant que nous ne les percevons pas et que nous n’y réagissons pas.

On sait par exemple que les enfants, peu après leur naissance, imitent spontanément les expressions du visage de leur mère. Cette imitation participe à la synchronisation entre la mère et son enfant et renforce le lien maternel.

Méthode EMG pour mesurer la contagion émotionnelle et l'empathie
La méthode d’électromyographie (EMG)

C’est pourquoi les chercheurs se sont intéressés aux micro-mouvements des muscles du visage chez l’adulte, durant l’observation de visages exprimant différentes émotions. Ces mouvements étant indétectables à l’œil nu, ils sont parvenus à leurs fins en utilisant une technique d’électromyographie (EMG). Des électrodes sont branchées sur le visage, à l’aide de capteurs, au contact de muscles spécifiques. Ces électrodes délivrent un signal électrique variable, qui dépend du degré de contraction musculaire.

Le mimétisme automatique des expressions du visage permet la reconnaissance des émotions

Les études alors ont mis en évidence des micro-contractions spontanées, chez l’observateur, des muscles impliqués dans l’expression de l’émotion observée. Ainsi, par exemple, observer un visage souriant entraîne une micro-contraction du muscle zygomatique majeur de l’observateur. De même, observer un visage en colère entraîne une micro-contraction du muscle corrugateur du sourcil et du muscle releveur de la lèvre supérieur ainsi qu’un relâchement des autres muscles.

Ce mimétisme automatique des expressions du visage, encore appelé imitation faciale spontanée, se produit moins de 500 ms après l’observation. Il se manifeste par des contractions musculaires congruentes avec l’émotion observée. Un article récent publié dans la revue Nature montre l’existence de cette imitation spontanée lors de la perception des six émotions de base (joie, colère, tristesse, dégoût, surprise, peur), mais également des émotions complexes, telles que le mépris ou la fierté (Wingenbach et al., 2020). On l’observe également chez un certain nombre de mammifères sociaux.

Les chercheurs se sont alors demandé si le mimétisme automatique des expressions du visage jouait un rôle dans le processus de reconnaissance des émotions.

Femme avec un stylo dans la bouche, altérant la contagion émotionnelle et les réactions d'empathie
Blocage du zygomatique majeur à l’aide d’un stylo (à droite) et condition de contrôle (à gauche)

Pour ce faire, ils ont cherché à bloquer la contraction des muscles impliqués dans l’expression d’une émotion spécifique lors d’une tâche de reconnaissance émotionnelle. Les résultats ont confirmé leur hypothèse. Ainsi, les sujets éprouvent plus de difficulté à reconnaître l’expression de joie lorsqu’ils tiennent un stylo serré dans la bouche, bloquant leur muscle zygomatique. Par contre, on n’observe aucune altération de leur capacité à identifier les autres émotions.

De même, en injectant de la toxine botulique (botox) au niveau du muscle corrugateur du sourcil, on empêche sa contraction. Les sujets ainsi traités ont du mal à reconnaître une expression de colère. Par contre, ils parviennent sans difficulté à reconnaître une expression de joie.

Neurones miroirs et simulation des émotions

Afin de comprendre le mécanisme cognitif liant l’imitation faciale spontanée et la reconnaissance émotionnelle, les chercheurs ont développé une théorie appelée « simulation sensorimotrice ». Selon cette théorie, l’imitation faciale spontanée n’est que la partie visible du processus. En effet, observer une émotion sur un visage activerait également tout le réseau neuronal de l’observateur lié à la production de cette émotion. Cette activation musculaire et neuronale simultanée permettrait de simuler, « d’incarner » l’émotion chez l’observateur. Elle lui permettrait alors d’identifier rapidement cette émotion observée.

Quand je veux savoir jusqu’à quel point quelqu’un est circonspect ou stupide, jusqu’à quel point il est bon ou méchant, ou quelles sont actuellement ses pensées, je compose mon visage d’après le sien, aussi exactement que possible, et j’attends alors pour savoir quelles pensées ou quels sentiments naîtront dans mon esprit ou dans mon cœur, comme pour s’appareiller et correspondre avec ma physionomie

Edgard Allan Poe, La Lettre volée

La théorie de la simulation doit beaucoup à la découverte par le médecin et biologiste G. Rizzolatti des neurones miroirs au début des années 90. Il les a d’abord mis en évidence chez le macaque puis chez l’homme. Cette population de neurones située dans le cortex pré-moteur possède une propriété particulière. En effet, les neurones miroirs s’activent de manière indifférente lorsqu’une action est réalisée ou bien simplement observée, voire imaginée. Ils s’activent ainsi chez un joueur de tennis lorsqu’il effectue un coup droit. Mais également chez le spectateur lorsqu’il observe le joueur faire ce geste.

IRMf : l’image des émotions dans le cerveau

Les études d’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IMRf) ont apporté une caution majeure à la théorie de la simulation des émotions. Elles ont en effet mis en évidence le rôle des neurones miroirs dans le processus de simulation sensorimotrice.

Ainsi, lors de l’observation d’un visage exprimant une émotion, l’IRMf montre que les aires cérébrales activées chez l’observateur sont bien celles qui servent à produire l’émotion observée. Ces aires comprennent le cortex pré-moteur (neurones miroirs) et le cortex moteur primaire impliqué dans l’imitation faciale spontanée. Elles incluent également des zones corticales et sous-corticales du cerveau « limbique » impliquées dans le traitement des émotions, telles que l’insula et l’amygdale.

Afin de tester la pertinence du modèle de simulation des émotions, les chercheurs ont alors tenter de bloquer cette simulation sensorimotrice non plus au niveau des muscles du visage, mais au niveau des aires cérébrales impliquées dans la simulation.

Bloquer la simulation diminue la capacité à reconnaître les émotions

Ils ont pour cela utilisé une technique de stimulation magnétique transcrânienne répétitive (rTMS). Celle-ci permet, à l’aide d’un champ magnétique puissant mais inoffensif, d’inhiber temporairement des zones précises du cortex cérébral. Les chercheurs sont ainsi parvenus à bloquer le cortex moteur primaire de sujets lors d’une tâche de reconnaissance des émotions. Ils ont alors observé chez les sujets une atténuation de l’imitation faciale spontanée, ainsi qu’une baisse de leur capacité de reconnaissance des émotions.

En effet, en inhibant ces zones corticales normalement activées lors d’une simulation sensorimotrice, on empêche celle-ci de se produire. L’observateur ne dispose donc plus de l’information interne, « incarnée », lui permettant de traiter correctement l’information visuelle. Ses capacités à reconnaître l’émotion sont alors altérées.

L’imitation faciale spontanée est nécessaire à la contagion émotionnelle

Le mécanisme de la contagion émotionnelle, qui doit être distingué de celui de la reconnaissance des émotions, repose-t-il également sur le mimétisme automatique des expressions du visage ? C’est à cette question que Michal Olszanowski et son équipe, du département de psychologie de l’Université de Varsovie, ont tenté de répondre (Olszanowski et al., 2020).

Au cours d’une expérience, les chercheurs ont demandé aux participants de regarder des vidéos de personnes affichant une émotion de joie, de tristesse ou de colère. L’activité musculaire de leur visage était enregistrée par EMG. A la fin de la tâche, on demandait aux participants d’évaluer leur propre ressenti. Afin de les distraire d’une tâche de reconnaissance émotionnelle, on leur demandait également d’évaluer un niveau de compétence fictif des personnes visionnées. Les résultats ont alors montré une corrélation entre l’émotion affichée sur la vidéo et l’émotion ressentie par le participant, preuve d’une contagion émotionnelle.

D’autre part, les contractions musculaires mesurées sur leur visage étaient congruentes avec l’émotion visionnée. Les chercheurs interprètent ce dernier résultat comme la confirmation du rôle joué par l’imitation faciale spontanée dans le phénomène de contagion émotionnelle.

L’empathie repose-t-elle sur l’imitation faciale spontanée ?

Ces recherches ont des conséquences importance sur le plan développemental. En effet, le développement des compétences émotionnelles commence très tôt chez l’enfant. Selon certains psychologues, il serait conditionné par la qualité de la communication émotionnelle entre la mère et son enfant.

L’empathie à l’épreuve de la tétine

Partant de cette hypothèse, certaines études se sont attachées à mesurer l’impact de l’utilisation de la tétine sur le traitement des émotions. Elles concluent toutes que l’utilisation fréquente et prolongée de la tétine diminue considérablement l’imitation faciale spontanée de l’enfant. Plus encore, elle diminue également l’imitation faciale spontanée de sa mère.

D’autre part, une étude longitudinale a montré l’impact délétère à long terme de cette surutilisation de la tétine. Elle altère en effet le développement de l’intelligence émotionnelle ainsi que la capacité d’empathie des garçons adolescents.

Enfant avec une tétine dans la bouche. La tétine empêche la contagion émotionnelle et diminue l'empathie sur le long terme
La tétine altère la capacité d’empathie des garçons

Selon les auteurs de ces études, l’utilisation intensive de la tétine bloquerait la simulation sensorimotrice durant une période déterminante du développement de l’enfant, freinant ainsi son apprentissage de la communication émotionnelle. Elle fabriquerait ainsi des garçons pourvus de moins d’empathie. Chez les filles, cette perturbation serait compensée par une attitude et une manière de communiquer différente de la part des parents, influencées par la norme sociale qui considère la fille comme une « experte » sur le plan émotionnel.

Cette étude suggère par ailleurs l’existence d’un lien fort entre les capacités d’empathie et l’imitation faciale spontanée. Ce lien a été mis en évidence récemment par un groupe de chercheurs berlinois (Drimalla et al., 2019).

Empathie et imitation faciale spontanée

Leur étude a en effet montré, chez les individus les plus empathiques, une accentuation notable des contractions musculaires de mimétisme automatique lors d’une tâche d’observation d’émotions sur un visage. Pour certains chercheurs, le degré d’imitation faciale pourrait ainsi prédire le degré d’empathie d’un individu.

Mais la différence ne s’arrête pas là. Car une autre étude suggère que chez les individus les plus empathiques, les structures cérébrales impliquées dans la simulation sensorimotrice de l’émotion observée (neurones miroirs, amygdale, insula, etc.) s’activent également de manière plus importante.

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Ces résultats sont cohérents avec les observations faites dans le champ clinique. On sait en effet que certains troubles, tels que le trouble du spectre autistique, sont caractérisées par une empathie déficitaire. Or on observe également dans ces troubles une réduction de l’imitation faciale spontanée.

Pourtant, certains chercheurs ont pointé du doigt les insuffisances du modèle de simulation sensorimotrice. Selon eux, il ne permettrait pas de rendre compte des réactions émotionnelles lors de situations sociales complexes.

Un mécanisme de contrôle de la contagion émotionnelle

En effet, ce modèle peut, par exemple, expliquer pafaitement le mouvement de colère qui s’empare de la foule des mineurs dans Germinal. Mais peut-il expliquer la réaction de peur de l’épicier Maigrat lorsqu’il voit cette foule se diriger vers lui? Sans doute pas, car l’individu réagit à l’état émotionnel d’autrui avec ses propres émotions, qui ne sont pas nécessairement identiques à celles qu’il observe.

La réaction émotionnelle aux situations sociales complexes

Ainsi, on peut éprouver de la tristesse par empathie en observant le malheur d’autrui. Mais on peut également ressentir de la colère parce qu’on se sent indigné. Ou bien encore une forme de joie malsaine, désignée par le terme allemand schadenfreude, lorsque ce malheur arrive à une personne détestée.

Contagion des émotions et empathie
Nous ne réagissons pas toujours aux émotions d’autrui par des émotions identiques

Les recherches confirment cette complexité. En effet, le contexte social module le mimétisme automatique des expressions du visage. Par exemple l’imitation faciale est plus prononcée lorsque les signaux émotionnels sont émis par un membre du groupe d’appartenance que lorsqu’ils sont émis par un membre d’un autre groupe. On observe également une accentuation de l’imitation faciale dans les situations de coopération, et au contraire une diminution de cette imitation dans les situations de compétition.

Cortex pré-frontal : le contrôle des réactions émotionnelles

Nos réactions émotionnelles et comportementales ne sont donc pas de simples réflexes. Elles font intervenir notre évaluation de la situation, de la relation, des normes sociales, etc. Elles mettent donc en jeu des mécanismes cognitifs dits de « haut niveau ». C’est à dire des mécanismes non automatisés, assujettis à une forme de contrôle.

La recherche s’est donc orientée vers la mise à jour d’un système neurocognitif de régulation et d’inhibition de l’imitation faciale spontanée.

L’équipe de Sebastian Korb, du département de psychologie appliquée de l’Université de Vienne a fait un grand pas dans la découverte de ce système de régulation (Korb et al., 2019). Elle a mis au point une expérience permettant à la fois d’enregistrer les micro-mouvements du visage par EMG et de mesurer l’activité cérébrale par IRMf.

Les sujets de cette expérience devaient observer des visages exprimant des émotions de joie ou de colère. Mais ces visages n’étaient pas neutres pour les participants. En effet, ceux-ci avaient été au préalable conditionnés à donner à ces visages une valeur positive ou négative.

Dans les situations d’incongruence (« valeur positive du visage + émotion de colère » ou bien « valeur négative du visage + émotion de joie »), les chercheurs ont obtenu deux résultats intéressants. D’une part, le mimétisme automatique était réduit, ainsi que l’activation des aires cérébrales impliquées dans la simulation de l’émotion observée. D’autre part, ils ont constaté une activation plus importante du cortex pré-frontal médian (mPFC) que dans les situations de congruence émotionnelle.

Or cette zone, située à l’avant de notre cerveau, est considérée comme le lieu des processus cognitifs complexes. Elle représente en quelque sorte la tour de contrôle de nos comportements, de nos émotions et de nos pensées.

Le besoin de réguler la communication émotionnelle

Les auteurs suggèrent par conséquent que le cortex préfrontal régule le mimétisme automatique. Il agirait en inhibant les zones corticales impliquées dans ce mimétisme, telles que le cortex somato-moteur et l’insula, autorisant ainsi des réponses émotionnelles complexes.

Ce mécanisme de régulation se serait mis en place progressivement au cours de l’évolution. On sait en effet que le volume endocrânien n’a cessé de croître durant l’évolution des hominidés. Cet augmentation de volume a plus particulièrement concerné la zone préfrontale.

On peut imaginer que cette augmentation de volume du cortex préfrontal allait de pair avec un rôle croissant des réponses faciales dans la communication. Ce langage émotionnel devenant de plus en plus élaboré, il avait besoin d’être maîtrisé, régulé, contrôlé.

D’autre part, la taille des groupes d’hominidés a également augmenté. On peut penser que cela a entraîné une complexification des relations au sein des groupes. Le mécanisme de régulation de l’imitation faciale spontanée devenait alors primordial. Devenu un avantage adaptatif majeur, il se serait renforcé au fil du temps, l’avènement du langage parlé le rendant encore plus prégnant.

La contagion émotionnelle planétaire

Aujourd’hui, les tigres à dent de sabre ont disparu. La sophistication de nos échanges langagiers nous a fait perdre de vue le rôle joué par la contagion émotionnelle dans l’histoire sociale de l‘homo sapiens.

Pourtant, la contagion émotionnelle se manifeste parfois, à l’échelle planétaire, lorsque nous sommes confrontés à de grandes catastrophes mondialisées: guerres, pandémies, catastrophes naturelles. Lorsque le groupe humain dans son entier se sent menacé.

Le partage de l’émotion suit alors des canaux virtuels inventés par l’homme contemporain et permettant sa mondialisation. La propagation numérique des émotions par les réseaux sociaux a ainsi remplacé sa propagation analogique par l’imitation faciale.

Pourtant, les propriétés et l’objectif de la contagion émotionnelle n’ont pas changé. Il s’agit toujours de transmettre à grande vitesse des signaux de haute valeur pour la survie du groupe. Et de renforcer les liens au sein du groupe, au moins provisoirement.

La contagion émotionnelle nous permet ainsi d’activer des comportements de solidarité et d’entraide en faveur du groupe, pour maintenir sa survie face à la catastrophe. Elle favorise notre empathie et nous autorise ainsi à éteindre, pour un temps, querelles et conflits, pour le bénéfice du groupe.


Merci à Jean-Pascal Damier pour son aimable relecture

Bibliographie

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Wingenbach, T. S. H., Brosnan, M., Pfaltz, M. C., Peyk, P., & Ashwin, C. (2020). Perception of Discrete Emotions in Others : Evidence for Distinct Facial Mimicry Patterns. Scientific Reports, 10(1), 1‑13. https://doi.org/10.1038/s41598-020-61563-5

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Jean-François Lopez

Psychologue clinicien, psychothérapeute. Diplômé de l'Université Grenoble Alpes, je me suis formé au modèle de thérapie brève systémique de Palo Alto, qui favorise le changement en faisant appel aux ressources de la personne.

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